Plus il s'approchait de son appartement, plus il ralentissait, il finit par faire des pas de fourmis, magnifique dans son costume strict, il mettait un pied devant l'autre, veillant qu'à chacun de ses pas l'arrière et l'avant de ses chaussures se touchent.
Il savait qu'il devait le lire, il ne savait pas s'il allait lire, un pas, il ne le lirait pas, un pas, il lirait la première page , un pas , il jetterait le livre, un pas, il allait le lire en entier ,un pas, il le lirait et ne ressentirait rien, un pas il allait se fendre, se briser, un pas, il ne le regarderait même pas.
Les rares passant le regardaient en souriant, étonnés de le voir en costume, balancer son cartable et faire des pas de fourmis, concentré sur ses pied.
La dame aux rubans souriait sur son banc, le serveur du café le regardait passer ébahi, les ampoules des sapins clignotaient, les yeux derrière les remparts s' embuaient, la concierge derrière son rideau comptait les pas, se demandant s'il allait atteindre le porche de l'immeuble.
Le chemin était long jusqu'à la porte, il était terrorisé, concentré, apeuré, chaque pas le rapprochait un peu plus du vide.
Il leva la tête, la porte était devant lui, la concierge lâcha son rideau, et passa la tête derrière sa fenêtre, à l'intérieur du porche.
Il fit le code, posa sa main sur la poignée, arrêta les pas de fourmis, fixa le palmier, les yeux noirs ne le quittaient pas, le toisaient, le fixaient.
Il se sentit honteux, il avait peur, mais ne pouvait plus reculer, les pas de fourmis l'avait ramené sur le chemin de son école sa main dans celle de sa mère.
Une douce chaleur descendait le long de son corps, il passa devant le palmier , atteignit l'ascenseur .
La concierge referma sa fenêtre, il ne l'avait pas vue.
L'ascenseur monta au troisième, il se sentait propulsé dans un monde qu'il ne reconnaissait pas.
Il entra chez lui comme un cambrioleur, il allait piller sa vie, il n'avait plus le choix, les yeux noirs le fixaient avec autorité.
Ne plus réfléchir, laisser aller son instinct, se laisser tomber sur le lit laisser Mr Patate se coller à lui, se recroqueviller , regarder le livre en sachant qu'il allait le lire, ne plus avoir de présent, arrêter le temps , tendre le bras.
Ce simple mouvement lui semblait le geste le plus courageux , fou, et terrorisant de sa vie.
Son bras était lourd , sa main tremblait, sa vue se troublait, le bleu de la couverture semblait quitter le papier, et voler vers lui.
Sa main le toucha, ses doigts l' effleurèrent, la peur le faisait trembler, sa tête explosait, il l'attrapa, résigné en sentant l'eau couler sur ses joues, s'assit en tailleur, et commença à lire.
Il plongea, dès les premières lignes, il avait dix ans, racontait sa vie, il retrouvait son village, son école.
Paul luttait en lisant, tout ce qu'il avait banni pour se protéger revenait.
Il laissait les paysages ,les visages, l'approcher.L'eau coulait, il tombait, se relevait, il s'endormit, habillé, épuisé, sonné, triste, un doux sourire envahissant son visage.
Il se réveilla transi de froid, il tremblait, il était recroquevillé contre le chat, blotti comme un enfant, terrorisé.
Il avait explosé, mille morceaux de sa vie tournaient, tourbillonnaient, ils avaient fracassé sa digue, il n'avait pas réussi à les contenir, ils l'avaient atomisé.
Il ne pouvaient ouvrir les yeux, il avait du mal à quitter leurs visages, il les avait laissé l'approcher.
Ils étaient morts, mais il les avaient revus.En les laissant l'approcher, il avait anéanti les sales images de mort de décharnement, de maigreur, de souffle court, de regards perdus, de peine, de douleur.
Ces minutes insupportables avait été son rempart devant les souvenirs.
Il les avait rassurés, les avait laissé partir, l'un après l'autre, à quelques mois d'intervalle, puis il s'était cadenassé, plaçant devant toute leur vie, les minutes de l'agonie, du départ.
Il avait préféré ne retenir que ces images, sachant qu'il n'aurait plus jamais droit à une seule seconde du bonheur d 'avant.
Il ouvrit doucement les yeux, il se sentait terriblement seul, triste abandonné, minuscule, cassé, fébrile, épuisé.
Il était paralysé, tétanisé à l'idée de se lever, de passer sa journée comme les précédentes en étant quelqu'un d'autre.
Il était toujours leur fils, tout ce qu'ils avaient partagé existait, leurs souvenirs étaient réels.
Paul se leva doucement, prit Patate dans ses bras, le cala sur son épaule, comme il le faisait enfant avec ses chats.
Il se prépara un café au lait, chercha du pain pour se faire des tartines grillées, fit frire un œuf, et pour la première fois depuis quinze ans, prit un vrai petit déjeuner, en musique.
Il ouvrit la fenêtre, il pleuvait, l'air froid rentrait dans l'appartement, lui giflait le visage.
Il prit une longue inspiration , il était vivant.
Il choisit une chemise rose, une chemise de printemps, sous son costume gris.
Il descendit l escalier, jeta un coup d'œil au palmier, et sortit.
Il s'arrêta au café, rentra en souriant, salua le serveur, qui ne savait plus comment se comporter avec lui.
Il traîna, jouant avec la boucle de son cartable, les souvenirs affluaient, il souriait seul à sa table.
Il était temps de partir , il prit sagement le chemin du travail, traversa la place, remarqua un ruban qui volait devant lui, accéléra son pas pour l'attraper, et le fourra dans sa poche.
Il était bleu, la dame sur le banc souriait.
Il partit retrouver son poste de travail, il ne laisserait aucune émotion filtrer, il devait être parfait.
Il se concentra sans se rendre compte que ses yeux souriaient, Jean l'appela pour boire son café matinal, et ne remarqua rien.
Paul ressentit pour la première fois un véritable malaise devant sa suffisance, son esprit recroquevillé.
Il avait, ce matin, l'impression de le découvrir, tandis qu'il jouait avec le ruban bleu.
Il ne l'écouta pas, il secoua juste la tête pour le satisfaire, il regarda Constance lui passer le sucre et essayait de frôler sa main .
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Les Fleurs poussent aussi sous le béton
General FictionPaul s'était assis près de la cheminée. Il était au spectacle. Il revoyait le livre, les morts, Suzanne et ses gilets, Antoine et ses yeux à l'aguet, Jeanne qui balançait des claques de vie, le bar, le salon de thé, il mélangeait les tapas, la c...