Chapitre 36

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Paul s'était assis près de la cheminée. De là, il voyait la terrasse, la table, apercevait la cuisine. Il vit Jeanne descendre l'escalier. Elle avait mis une blouse de fête à paillettes, et n'avait pas quitté ses bottes. Les poils allaient bien avec les paillettes.
Il vit le fil du regard d'Antoine se tendre vers elle. Le fil était doux, tendre, incassable.
Il était au spectacle, la scène était surréaliste. Il revoyait la bobine des images, le livre, Suzanne et ses gilets, Antoine et ses yeux à l'aguet, Jeanne qui balançait des claques de vie, le bar, le salon de thé, il mélangeait les tapas, la crème brûlée, Marguerite, le voyage, le chalet vide puis un peu vivant avec eux dedans, secouait le tout pour arriver à ce soir, à cette table.
Il n'était plus aseptisé, ni aux autres,ni au passé.
Armand s'affairait en cuisine. Antoine entraîna Paul pour aller espionner. Leurs visages s'encadraient dans la porte ouverte. Ils provoquerent des protestations. Antoine plissa ses yeux, Armand ne pouvait refuser.
Paul rentrait dans un musée. La cuisine n'était pas très grande, mais tout rentrait, à sa place. Les casseroles d'un autre temps brillaient, l'immense gaziniere semblait neuve. Armand, une cuillère à la main, goûtait. Il leur expliqua que le cuisinier revenait dans quatre jours. Il n'était qu'un amateur. Les nez d'Antoine et Paul frémissaient. Armand rougissait, de peur et peut être de son audace. Il se contentait de plats simples, pour lui. Ils ne cuisinait jamais pour des clients. Mais, ils étaient peut être déjà plus que des clients pour lui. Il s'excusait presque de cuisiner, comme on s'excuse de vivre. Antoine lui dit "nous n'avons pas dormi dans nos chambres, nous ne sommes pas vraiment des clients ". Armand fit son premier vrai sourire. Il l'embarquait lui aussi, et lui donnait le droit de ne pas être qu'une ombre.
Paul examinait les poêles, sans un mot.
Il s'appuyait sur le plan de travail, et sentit son téléphone, toujours dans sa poche, toujours en silencieux. Sa vie faisait une apparition éclair, il posa sa main sur sa poche, puis la reprit aussitôt, comme s'il s'était brûlé. Il n'attendait rien de son téléphone. Jean, Guillaume, Sarah l'avaient peut-être appelé, ou Mélanie du bureau en face. Il décida qu'ils n'avaient rien à faire ici, dans ce moment, les balaya d'un revers,et les envoya très loin.
Il reniflait la garbure, hypnotisé.
Armand leur proposait de passer à table, quand Paul demanda à Suzanne pourquoi la mairie voulait le voir au sujet du chalet. Armand se précipita à ses côtés pour lui dire de ne pas s'inquiéter. Paul ne comprenait pas, il n'était pas propriétaire. Il rajouta, "Qui est le maire du village?". Antoine répondit aussitôt, "La voix de la mairie aux bottes à poils". Paul avait aperçu une silhouette floue, ce matin. Il ne réagit pas. Antoine rajouta, "Léa, c'est ça ?". Armand confirma.
Pour Paul, Léa, c'était une petite fille d'abord, il la retrouvait chaque hiver. Elle l'attendait chaque année. Puis, Léa c'était son premier amour, fou, entêtant, un amour jeune, maladroit. A dix sept ans, Paul avait eu peur. Pour ne pas la perdre, ou souffrir , il l'avait perdue de vue, sans un mot. Ses parents s'occupait de la station, elle, rêvait de partir, lui de revenir. "Elle est là en vacances ?"demanda-t-il. Armand lui expliqua qu'elle habitait au village, elle était maire, et directrice de la station. Le ton d'Armand exprimait toute son admiration. Paul bégaya "Elle n'est pas partie ? Elle est revenue? Pourquoi veut elle me voir?".Il ne pensait jamais la revoir, ni ici, ni ailleurs, ni très loin.

Antoine coupa court, en s'installant à table. Ils le suivirent tous, après avoir rajouté une assiette pour Armand. Il faisait partie de leur bande, à présent. Armand était troublé de ne pas les servir, il s'assit à côté de Suzanne.
Il était la rigueur, la discrétion, elle était évaporée, colorée, ils se rejoignaient dans le calme.
Antoine se mit à servir la garbure.
Paul s'était assis, mangeait silencieux. Il était parti quelques minutes se promener avec Léa , courir avec elle , regarder le ciel. Plus ils avaient grandi, plus les mots étaient difficiles, compliqués à trouver, trop petits pour ce qu'ils ressentaient, et n'arrivaient pas à nommer. Il avait choisi la fuite, la peur, l'avait laissée échouée, avec son amour trop grand pour lui.
Il devait rester, il avait disparu. Elle devait partir, elle était revenue.

Il releva la tête et dit, "J'irai à la mairie demain" d'une voix de petit garçon qui disait "Vous resterez derrière moi, comme à chaque fois". C'était une évidence, il devait y aller, et ils allaient l'accompagner. Il ne fallait pas réfléchir, juste mettre un pied devant l'autre, demain matin.
Il devait se concentrer sur chaque seconde qui passait, être totalement dans le présent pour arriver au lendemain.
Ils se regalaient, Antoine essayait de trouver tous les ingrédients, Jeanne inventait une chorégraphie "Garbure" avec ses mains, Suzanne et Armand les regardaient. Parfois leurs regards se croisaient.
Ils se levèrent à tour de rôle pour laisser Armand assis.
Il se laissait apprivoiser, lui qui n'avait jamais été l'autre de quelqu'un.
Le repas dura longtemps, passa vite, Paul bombardait Armand de questions, sur la vie du village. Le feu crepitait. Antoine voulait faire un gâteau, un fondant chocolat. Il était vingt trois heures. Paul l'accompagna.
Ils chantaient, battaient, melangeaient. Suzanne, Armand débarrassaient la table. Jeanne jouait avec ses poils.
Le fondant cuisait, l'odeur se répandait dans la cuisine, réconfortante. La sonnerie du minuteur les réveilla. Jeanne cherchait ses assiettes assorties au fondant. Armand la guidait dans les placards.Paul sortait le gâteau du four. Antoine plantait un couteau pour vérifier la cuisson. Il déclara qu'elle était parfaite.
Jeanne disposait des assiettes d'un autre temps, sur la table basse, devant la cheminée. Le feu éclairait la table, faisait rougir leurs visages, celui de Léa, enfant, passait souvent devant les yeux de Paul. Mais ce souvenir là était vivant, avait une voix, une vie.
Il ne se demandait pas ce qu 'il lui dirait, c'était elle qui voulait le voir. Elle voulait lui parler du chalet, pas de lui qui s'était fait la malle de leur histoire, qui l'avait enterrée avec les autres. Une seconde apres l'autre, il se concentrait sur le chocolat, sur leurs visages, sur Armand qui répondait encore aux questions d'Antoine sur le village, sur
Suzanne qui complétait les réponses, sur Jeanne les écoutait. Les voix baissaient, chuchotaient, les têtes tanguaient vers une heure du matin. Armand se leva, les recouvrit tous de plaids, et reposa les quatre clés des chambres, alignées, sur la table, au cas où.











Les Fleurs poussent aussi sous le bétonOù les histoires vivent. Découvrez maintenant