Chapitre 35

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Paul suivait Jeanne. Son écharpe, son pull, et son torchon, le faisaient un peu ressembler à Suzanne. Tous ses vieux vêtements vivaient plus sur lui, que n'importe quel costume. Ses yeux s'accordaient au vert du torchon, en plus brillants, plus vivants. Il n'était pas minuscule, ni en miettes.
Il pénétra dans le magasin, et vit Antoine qui parlait avec celui qui devait être le propriétaire. Tout était normal.
Antoine s'intéressait à toute personne qu'il croisait. Ses yeux noirs étaient toujours attentifs, et rendaient unique l'attention qu'il portait aux paroles, aux mots, de ceux qu'il ne connaissait pas. Son oreille était sincère, de celles qui vous font parler. Tous au bout de quelques minutes avec lui étaient intrigués, ébahis, de se livrer à une vielle âme dans un visage si jeune, mangé par des yeux sombre, rieurs, et des sourcils qui bougeaient de haut en bas. Tout le monde connaissait Antoine, partout où il passait.

Au pied d'Antoine, un paquet cadeau posé sur deux belles luges en bois, le transformaient en sapin de Noël. Les moufles de Jeanne ne s'arrêtaient pas de se battre l'une contre l'autre.
Paul les salua d'un large sourire. Un sourire qu'il ne se connaissait pas. Antoine lui présenta Adrien, qui se souvenait, bien sûr, de Paul. Il lui demanda s'il skiait encore. Paul, comme pour la cuisine, lui répondit "Non, pas depuis quinze ans". Adrien était un peu plus jeune que lui, et se souvenait bien de Paul .
Sa réponse provoqua un silence. Le silence disait: "Comment as tu fait pour oublier ce que tu aimais le plus ". Paul aurait pu répondre la vie. Mais c'était tout le contraire. Alors il ne répondit pas, et demanda à Antoine pour qui était les luges. Antoine lui répondit aussitôt, "Pour nous bien sûr! On va les essayer de suite."

Les yeux de Jeanne à cette seconde précise disaient "J'ai trouvé mon âme sœur. Il est beaucoup plus grand que moi, un peu trop mince mais tellement rassurant, pas très riche mais on se suffira à nous même, pas parfait mais si beau. Je passerai ma vie avec lui . Il est comme moi, notre vie sera une fête faite de riens".
Elle n'éprouvait pas le besoin de le toucher, de l'embrasser, elle savait que ça arriverait. Elle le savait comme elle avait su qu'elle allait vivre, quand elle devait mourir. Jeanne s'était battue pour faire de la danse, toute petite. Sa famille la prenait pour une extra terrestre. Elle avait intégré le conservatoire, obtenu une bourse, sans aucun soutien. Elle commençait à vivre de la danse, à se faire un nom, et elle était tombée malade. Elle, avait décidé de vivre. Elle s'était juré d'explorer chaque seconde de sa nouvelle vie. Elle savait qu'Antoine ferait partie de son histoire. Et quand il lui offrit les bottes à poils, elle ne fut pas étonnée. Ces bottes à poils les liaient à jamais.

Elle les mit aussitôt, ses longues jambes fines s'enfonçaient dans les bottes, lui donnaient une allure de douce guerrière. Antoine portaient les luges avec Paul qui promit de repasser. La lumière baissait, la neige brillait moins, son blanc était plus doux, le froid piquait leurs joues. La station était presque vide. Paul les guida jusqu'au bas des pistes, au bout de la rue, en face du chalet. Il connaissait tellement cette lumière dorée, feutrée, de fin de journée en décembre. Le silence était total, plein, doux . Seuls leurs pas le brisait. Suzanne avait rejoint l'hôtel et Armand.

Leurs pieds tatouaient la neige. Ils montèrent une centaine de mètres. Antoine se posa sur la luge, Jeanne devant lui, Paul sur l'autre . Au top hurlé par Jeanne, ils dévalaient côte à côte. Le cri de Paul retentit au bout de quelques mètres. Il criait, riait. L'écho répétait son rire, suivi des cris de joie de Jeanne. Paul remontait, descendait, son rire explosait le silence. Ils le regardait, la nuit allait tomber, Paul les rejoint. Jeanne peignait ses bottes. Paul regardait à nouveau la montagne, les sommets, immobiles, blancs, rassurants. Ils repartirent, passèrent devant le chalet et descendirent la rue. Les commerces fermaient. Étiennette venait de sortir, elle trottina vers eux en levant don bras. "Il faut que tu passes à la mairie demain, ils veulent te voir". Paul la regardait, éberlué. Étiennette lui expliqua que c'était au sujet du chalet. Paul n'avait plus aucun lien avec lui, mais il ne posa pas de questions. Il repartirent vers l'hôtel, tous le nez en l'air, absorbant le silence, les couleurs de la nuit.

L'hôtel brillait au bout du chemin, Armand avait éclairé la terrasse. Ils montaient maintenant. Antoine essayait de deviner le menu du soir. Jeanne cherchait avec lui. Paul souriait, à la neige, au village , à la nuit qui tombait. Il n'avait toujours pas regardé son téléphone, enfoui au fond de sa poche. Le temps ne comptait plus. Ils arrivèrent sur la terrasse, vide, illuminée, enneigée, parée pour la soirée. L'hôtel était vide. Ils apercevaient Suzanne et Armand en train de dresser une table. Paul sentait ses pieds encrés, posés. Dans ses habits sans dessus dessous, ébouriffé, il paraissait pourtant plus grand.  Il buvait chaque seconde. Il savait qu'il devrait rentrer, mais il n'y pensait pas. Il plongeait dans chaque instant, chaque moment.

En rentrant dans l'hôtel, les odeurs mélangées du feu, d'un fumé de fromage, de viande, se mélangeaient. Armand les attendaient, il leur avait préparé une garbure, un gratin. Antoine se frottait les mains, Jeanne fila se changer. Paul s'approcha de Suzanne, il lui adressa son plus beau sourire, posa sa main sur épaule, et lui planta une bise sur la joue.Il était tombé dans une marmite de vie. Il lui racontait les luges, les bottes à poils, Jeanne et Antoine , deux enfants glissant ensemble, le soleil qui se cache, la neige qui change de couleur, Adrien qui se souvenait de lui, le chemin du retour. Il lui racontait comme un enfant raconte sa journée, il lui racontait une journée de vie, comme s'il en avait oublié le goût, avant. Il était ce jour, et se suffisait à lui.

Il repensait à ce matin là, au livre, se revoyait faire demi-tour qui l'avait amené jusqu'à ce soir, ici. Il dit à Suzanne que sans le déménagement, la petite voleuse qui avait pris son livre, sans ce hasard, cet alignement de son temps sur leur temps, il ne serait pas là.
Suzanne avait l'air un peu troublée. Elle lui répondit que le hasard ne faisait pas tout. Elle rajouta que c'était lui seul qui avait vu le livre.
















Les Fleurs poussent aussi sous le bétonOù les histoires vivent. Découvrez maintenant