Paul passa devant le bar, Antoine était appuyé sur une table en train de visser des lampions.
Il leva la tête vers Paul, et lui demanda aussitôt s'il voulait bien venir l'aider. Paul, qui deux semaines avant passait tous les jours sans un regard pour ce gamin, bifurqua aussitôt en souriant. Sans un mot, il enleva sa veste, et monta sur une chaise. En passant les ampoules, il se mit à rire, vraiment.
Ce rire vint comme viennent des larmes, sincère, brutal, guttural, une déferlante qui l'emportait. Comme les larmes, il ne savait pas l'arrêter. Il aurait pu pleurer, ce soir, mais il riait. Il riait, courageux, comme un enfant qui brave le danger, il riait d'être lui, vraiment lui, il riait d'accepter ce moment improbable, il riait à l'idée de sourire tous les jours.
Antoine du haut de ses vingt ans souriait de son rire, de cette vie qui recommençait, devant lui. Il avait quarante ans, était perché sur cette vieille chaise, devant ce petit bar, et se sentait à la maison.
Il sauta de la chaise lorsqu'ils eurent fini, pas un saut mesuré, prudent, non, un saut enjoué, comme on saute à quinze ans le mur du collège, comme pour quitter sa vie sans risques, rythmée comme un métronome, parfaite mais vide.
Le temps de ce saut lui parut une éternité, deux secondes qui le firent se sentir vivant, deux secondes volées à sa vie. Il s'étira, son corps se réveillait, ce soir à dix neuf heures, fin novembre, il ne pensait pas, savourait instinctivement.
Il regarda les ampoules, la devanture était une fête à elle toute seule, joyeux meli mélo de couleurs.
Antoine lui ressemblait, son bar provoquait un heureux bazar de vies mélangées. Comment avait il pu ne pas le remarquer , comment avait il pu passer devant sans un regard obsédé par son travail, les mesquineries de Jean, son désir de ne pas sortir de la route qu'il s'était tracée.
Sa route n'avait pas de but, juste une règle, ne pas chercher à être heureux, juste à ne pas être trop malheureux. Ce saut lui fit réaliser qu'il respirait ces derniers jours des poussières de joie, qu'il aspirait à plein poumons, et qu'il acceptait.
Il demanda à Antoine comment il connaissait Jeanne, il lui répondit qu'elle venait boire un café tout les matins avant d'embaucher. Antoine connaissait tous ses clients habitués.
Jeanne est une survivante, elle a eu une leucémie, et a trouvé son job de serveuse au mois de septembre. Elle était dans le corps de ballet de l'opéra , mais n'a pas pu le réintégrer. Paul surpris, se demandait comment les yeux gris pouvaient être une invitation à la vie.
Antoine lui répondit, comme une évidence, parce qu'elle est vivante. Elle ne danse plus, mais elle vit . Il ajouta, rapidement, et elle a choisi de transmettre des bulles de vie aux gens qu'elle voit ne pas respirer. Elle avait déjà du lui raconter le déjeuner de midi, le café gourmand, Paul n'était même pas étonné.
Les yeux gris s'étaient donné une mission, elle n'était pas serveuse, elle distribuait des sourires, les faisait revenir sur les visages tristes, les moues mornes, éclairait les yeux, les faisait briller, croquait la vie, savourait chaque seconde.
A cet instant, Paul trouvait qu'elle irait parfaitement avec le rire des yeux d'Antoine, ses guirlandes multicolores, ses rhums, son croissant de Noël.
Paul pensait aller se changer, mais Antoine lui proposa de l'aider à préparer les tapas: je pense que nous allons être nombreux.
Paul était étonné qu'en novembre il ait autant de monde, Antoine lui répondit
justement parce que novembre n'est pas un mois de fête.Paul retroussait déjà ses manches, mais Antoine lui expliqua qu'ils allaient se poser sur les tonneaux derrière, et prendre un petit rhum avant de commencer.
Il lui dit en riant, on trempe juste nos lèvres, mais le rhum c est la vie, et c' est mon rituel.
Paul buvait des rhums dans les soirées, mais sans savoir d où ils venaient, leur histoire, il choisissait juste les plus chers.
Antoine lui savait, économisait pour les acheter, et les cachait.
Il fallait les mériter.Paul buvait ses paroles, il lui dit en riant oui mon petit Bouddha.
Antoine était pourtant très grand, et mince, mais ses yeux d'enfant, rieurs diffusaient parfois des nuages de sagesse, de calme.
Antoine riait, Paul rêvait en écoutant l histoire du rhum qu'il venait de lui servir.
Tout son corps se relâchait, il ne pensait plus, son esprit en vacances, il profitait simplement.
Il se blotissait dans les effluves, les rires, les sourires sincères.
Il allait préparer les tapas, il avait oublié sa journée, où il était, il était dans l instant, le présent, uniquement l'instant.
Antoine lui montrant ce qu'il pensait préparer, Paul lui suggéra de rajouter du fromage fondu sur certaines bouchées, comme le faisait sa grand-mère.
Antoine le regardait dessiner une bouchée, et lui demanda comme une prière s'il pouvait faire des crèmes brûlées.
Paul avait peur de manquer de temps.
Antoine avait déjà attrapé son téléphone, et appela Suzanne, puis Jeanne.Il entendit les deux répondre, tour à tour, j'arrive, avec la même énergie.
Paul se leva, sortit vite pour traverser la rue et se précipiter dans la supérette en face.
Le gérant qu' il ne connaissait pas le salua: il l'avait vu sortir du bar. C est Antoine qui vous envoie ?
Il parlait doucement, avec un léger accent chantant, du sud.
Paul le découvrait, lui aussi , la cinquantaine, très brun, un petit ventre dodu.
Paul lui donna sa liste écrite sur un bout de journal, et il se précipita pour tout lui ramener.Il s'amusait à deviner ce qu'il allait préparer, sa bouche semblait déjà déguster, Paul se dit que son petit ventre, rempli avec gourmandise sûrement, était rond
et joyeux contrairement à celui de Jean qui était mesquin et flasque.Il lui mit le tout dans un panier d'un autre temps, et lui dit qu'il passerait goûter après la fermeture.
Paul le remercia, et retraversa la rue en chemise sous la pluie fine, son panier à la main.
Il faisait soleil en novembre.
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Les Fleurs poussent aussi sous le béton
قصص عامةPaul s'était assis près de la cheminée. Il était au spectacle. Il revoyait le livre, les morts, Suzanne et ses gilets, Antoine et ses yeux à l'aguet, Jeanne qui balançait des claques de vie, le bar, le salon de thé, il mélangeait les tapas, la c...