Paul passa sa matinée sagement, il travailla , avec l'image de la couverture du livre devant ses yeux, le rire de ses parents comme une farandole, le ruban bleu posé devant son clavier.
Les montagnes enneigées de la couverture du livre flottaient sans cesse dans son regard.
Midi arrivait, il ne se sentait pas capable de déjeuner avec Jean , il prétexta un achat à faire en prévision de Noël.
Jean ne réagit pas, il savait pourtant qu'il n 'avait pas de famille proche, il aurait pu lui annoncer que sa famille avait ressuscité, il aurait sûrement eu la même absence de réaction.
Paul fila derrière lui, laissant Jean regarder Constance minauder devant son bureau espérant une invitation qui ne viendrait pas.
Il jouait avec le ruban sans sa poche, marchait rapidement sous la pluie fine, sa chemise rose printemps éclairant son visage, à défaut de soleil
.
Il entra dans la plus grand magasin de sport du centre ville, et s arrêta devant une montagne d'après ski, de bonnets, moufles, de skis, de luges en tous genres.Il essaya un bonnet comme on essaye un bijou, acheta une panoplie complète, et ressortit joyeux comme un enfant.
Il ne balançait plus son cartable mais son énorme cabas.
Il avait accroché le ruban bleu autour de la poignée, il traversa la place , le nez au vent, ne vit pas la dame au gilet bleu sur son banc, un seul ruban assorti dans ses cheveux gris, qui le regardait passer.
Il traversa le hall, s'enfonca dans la moquette du couloir, et posa délicatement ses achats derrière son bureau.
Personne n'avait rien remarqué, c'était pourtant la première fois en quinze ans qu'il ne déjeunait pas.
Jean passa vers quinze heures trente pour lui dire qu'il partait en rendez vous, sans une allusion à son absence.
Personne ne lui demanda ce que contenait son cabas.
Constance était concentrée, s'efforçant d'oublier l'indifférence de Jean, et pensant déjà à sa tenue du lendemain.
Elle terminait les dossiers de Jean qui ne lui concèderait aucune reconnaissance.
Paul se sentit seul, idiot, avec son cabas, en partant.
Il n'allait pas retrouver sa famille et partir en vacances, il allait rentrer seul chez lui, et ranger ses affaires dans son dressing impeccable.
Il marchait la tête basse, traînant son cabas d'où dépassait le pompon d'un bonnet bleu.
Sa chemise rose ouverte, il laissait la pluie fine le transpercer.Le garçon de café regardait la rue à l abri de la terrasse, lorsqu'il le vit arriver.
Il croisa son regard, et posa ses yeux sur le pompon, le cabas, le ruban bleu accroché, le costume trempé, la chemise rose printanière, parut perplexe, et lui sourit.
Paul lui retourna une pauvre grimace, fit demi tour, et rentra dans le café.
Il s'ébroua, s'installa , posant son cabas sur la chaise en face.
Le garçon de café, tétanisé, attendait .
Paul fixait le cabas, leva doucement la tête, et lui commanda un chocolat.Le serveur soulagé, ne dit pas mot et s'enfuit le préparer.
Il soigna la présentation, lui ajouta un biscuit, mit le tout sur un plateau, et lui apporta.
Son application était à la hauteur de l'indifférence de Paul, chaque matin.
Il osa allumer la petite télévision, choisit une chaîne musicale, pour atténuer le silence de plomb.
Balthazar se secouait et chantait, Paul ne bougeait pas, il fixait l'image.
Il réalisait que lui, Paul, l'élève doué, beau, à la carrière exemplaire, se retrouvait là, à envier Balthazar, l'élève le plus insignifiant et improbable qu'il ait connu.
L'énergie de Balthazar sur scène l'acheva.
Le serveur, percevant son malaise, allait éteindre, quand Paul leva la main , et lui demanda de laisser la musique, lui expliquant qu'il le connaissait.
Antoine, c'était le nom du serveur , fut ébloui.
Il lui avait parlé.
Il connaissait un client à qui il avait préparé un chocolat, qui venait chaque matin, qui, lui même, connaissait un chanteur.
Contre toute attente, Antoine se mit à battre la mesure avec son plateau, Paul fixait Balthazar, il lui renvoyait en pleine figure la fadeur de sa vie .
Il regarda Antoine qui souriait, debout seul, et réalisa qu'il ne lui avait jamais prêté attention, découvrit un visage fin, de grands yeux sombres, vifs.
Il devait partir, rentrer, mais avant, il lui demanda son prénom, honteux de ne pas le connaître.
Antoine repartit en sifflotant derrière son vieux bar décrépit.
Paul traîna son cabas jusqu'à chez lui, passa devant le palmier.
Quelques jours s'étaient écoulés depuis la découverte du livre, il ne savait plus qui il était.
Il posa le cabas dans l'entrée, et se précipita sur le livre, il fixait la couverture , une montagne enneigée dessinée, il connaissait par cœur ce dessin , par cœur les creux et les bosses des montagnes.
Il allait chercher le bonnet et le mit, se regarda.
Il se trouvait pitoyable.Il se changea et passa la soirée en tenue de ski, sur son balcon à renifler
l'air froid de la nuit, écoutant la rue, étranger à cette vie.Les larmes coulaient, il les acceptait, ce n était que de l'eau.
Un troisième réveil douloureux, il s'endormait le nez sur son livre et passait ses nuits avec eux.
Chaque matin la réalité de sa vie lui sautait à la figure.
L'apparence ne lui suffisait plus, il voulait toucher du doigt une poussière de ce bonheur enfantin.
Il devait se préparer, se força à petit déjeuner, comme la veille, en musique.
Mr Patate prenait goût à ses caresses, et Paul y trouvait plus de tendresse que lors de ses nuits avec Clara.
La radio diffusa encore le titre de Balthazar.
Paul se demandait si, dans son lycée, d'autres que lui avaient remarqué son infime sourire, qui présageait de son explosion musicale.
Il laissait aller son esprit, qui devenait un kaléidoscope d'images, de visages, de sensations, d'émotions, et recouvrait d'un doux voile son présent.
Il s'était fendu et subissait totalement l'assaut du passé.
Il prit le ruban bleu posé sur la table, et claqua la porte.
VOUS LISEZ
Les Fleurs poussent aussi sous le béton
Ficción GeneralPaul s'était assis près de la cheminée. Il était au spectacle. Il revoyait le livre, les morts, Suzanne et ses gilets, Antoine et ses yeux à l'aguet, Jeanne qui balançait des claques de vie, le bar, le salon de thé, il mélangeait les tapas, la c...