Chapitre 44

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Le jour pointait son nez, lorsqu'il ouvrit les yeux. Il avait passé sa nuit au chalet, dans la salle, sur la terrasse, en cuisine. Il se leva, ouvrit sa fenêtre sur la rue grise, fraîche. Il baissa les yeux et aperçut Laure qui balayait le trottoir, devant l'entrée. Elle n'avait pas tout à fait la même démarche que la veille. Paul devait se préparer, les casseroles, les restes de sauce étaient échoués dans la cuisine, jurant avec le blanc de la pièce. Il les vit, mais ne les rangea pas. Il ne pensa pas au départ la veille, il ne pensa pas au lundi qui arrivait, il ne paniqua pas devant le désordre qu'il regarda comme on découvre un tableau.

Il était l'instant, la seconde qui suivait.

Il se changea, trouva un pull, remit son écharpe, se coiffa d'un revers de la main, et sortit. Laure l'attendait dans le hall. Ce matin, elle était colorée, et c'était elle qui décorait l'entrée, même le palmier semblait fade à côté. Laure parlait de la soirée de la veille, elle avait donné sa liste de course à Roland, et attendait l'ouverture de l'épicerie. Elle aussi se réveillait, ce matin.

Paul fila dans la rue, sous un crachin moche, celui qui vous transforme en une pauvre silhouette courbée sous l'eau, et stoppe votre élan. Au milieu des autres passants, son allure ensoleillée jurait. La porte du bar était déjà ouverte. Paul pressa le pas. Antoine et Jeanne étaient là, Suzanne non.

- J'ai presque retrouvé la sauce des viandes cette nuit, entonna Paul, en guise de bonjour.

Ils tapaient déjà dans leurs mains.

- J'ai eu Léa ce matin, elle va faire voter la reprise du restaurant, lui répondit Antoine

Paul sauta sur un tabouret. Il le connaissait depuis trois semaines, il avait revu Léa trois heures, et une nuit dans des fauteuils devant une cheminée en quinze ans. Il leva ses yeux, et Antoine leva sa main comme pour stopper net l'hésitation, celle qui fait que vous ne vivrez toujours qu'à moitié, ou si peu, que vous ne serez pas malheureux, mais jamais vraiment heureux, que vous passerez vos semaines à attendre le week-end , et vos week-end à attendre le lundi. Paul ne s'était pas senti malheureux pendant quinze ans. Il n'avait pas pleuré, pas aimé, pas goûté , pas détesté, pas hésité, n'avait pas eu peur, n'avait jamais chuté. Mais on ne vit pas une vie sans saveur, une vie dépigmentée, on ne peut que s'ennuyer sans le savoir. Ils n'avaient pas pris la main sur sa vie, ils lui avaient désembué les yeux. Il n'arrivait pas à trouver une réponse. Suzanne débarqua au milieu de ce silence. Paul tripotait son écharpe, il savait qu'il allait le faire, mais ne savait pas quoi dire. Il recommençait à tourbillonner, il fallait qu'il quitte son travail, qu'il prépare le restaurant, qu'il vende son appartement. Il ne savait pas dans quel ordre il devrait le faire. Antoine ne sortit pas son ordinateur, mais un petit calepin de notes. Il n'attendit pas qu'il parle. Il avait passé la nuit à imaginer, préparer, planifier. Le restaurant ne serait pas disponible avant le mois de janvier. Il avait décidé d'y aller les samedi et dimanche pour trier, nettoyer. Il pourraient ouvrir à la fin de la saison en mars, pour tester les plats, finir les travaux ensuite, et ouvrir définitivement pour l'été. Antoine trouvait que c'était un peu long, Paul se disait que c'était demain. Son estomac se nouait de plus en plus, il prenait conscience du saut qu'il allait faire. La pression remontait jusqu'à sa poitrine. La panique pointait son nez. Il les regarda, vit le pied de Jeanne qui grimpait le long de la jambe d'Antoine. Ce pied qui aurait dû continuer à danser, à sautiller sur sa pointe, avait failli mourir, finir pendant, sur un lit d'hôpital. Du coup, il gambadait ce matin. Il était obligé de leur prendre la main et sauter. Le hasard avait mis le livre sur sa route, et eux sur son territoire de un kilomètre. Il releva la tête :

- Ca va être dur d'aller au travail, et je ne sais pas comment je vais annoncer mon départ.

Les sourcils d'Antoine se mirent à gondoler, il regarda Jeanne, qui regarda Paul qui se leva, se frotta les mains, passa derrière le bar et proposa une tournée de café. Jeanne fila chercher des croissants. Sa silhouette passa en reflet dans le luisant fané du formica. Paul respirait à nouveau, Antoine lui montrait ses notes, ses plans, ses chiffres. Jeanne avait dessiné la salle, les rayons de soleil qui y rentraient, et posé une luge à l'entrée, « Même en été » avait elle rajouté au crayon. Elle non plus n'avait pas dormi. Ils avaient tout imaginé comme une évidence. Antoine le rassurait, lui expliquait les prévisions, les stocks, la rentabilité. Lui ne rêvait que de voir les volets ouverts, la salle vivante à nouveau. Les chiffres l'angoissaient, Antoine parlait de vendre son bar. Il lui répondit qu'il allait vendre son appartement. Ils n'étaient pas monté au premier étage du chalet qui abritait un salon et trois chambres. Les pièces devaient crouler sous la poussière. A cet instant précis, il rêvait de retrouver les vieilles tapisseries, les lits en bois, le parquet qui craquait , de souffler sur la poussière pour raviver les couleurs. Avec leurs rires en farandole, tout était possible. Paul avait commencé à raconter la vue de l'appartement, lorsque Jeanne revint en sautillant. Antoine lui expliqua en riant, qu'ils allaient vivre, tous ensemble, à l'étage. Elle s'approcha tout doucement d'Antoine et posa, sans un mot, sa tête sur son épaule. Il y aurait aussi une chambre pour Suzanne. Elle, elle connaissait l'appartement, l'escalier qui y montait, les marches qui craquaient, le bois ciré, les motifs rose et verts pâle de la tapisserie du couloir, le bruit de casseroles que l'on entendait monter des cuisines, les fenêtres face à la montagne, la chaleur de la cheminée en bas qui chauffait le mur du salon, les édredons dans lesquels on se perdait, la salle de bain avec sa baignoire sabot et ses robinets antiques. Elle leur expliqua qu'Armand avait proposé de les aider, qu'il pourrait préparer l'appartement. Paul releva les yeux, et elle comprit qu'elle s'était trompée, emportée par l'élan d'Armand, seul Paul pouvait commencer à dépoussiérer le passé. Jeanne se voyait déjà armée de plumeaux roses, et souriait sur l'épaule d'Antoine. Bousillée la panique, il allait foncer, sans peur, comme on saute à cinq ans du haut d'un muret, peu importe la hauteur, c'est le saut qui compte. Il buvaient leurs cafés, attaquèrent les croissants, Antoine se mit à faire frire des œufs, des tranches de jambon. Ils étaient morts de faim. Attablés au bar, ils mangeaient sans un mot. Ils ne virent ni Roland, ni Laure derrière lui, arriver. Roland portait son sac de courses, il semblait avoir grandi dans la nuit. Laure avait rajeuni. Ils avaient tous les deux attendu le lever du jour, l'ouverture de l'épicerie. Antoine rajouta deux assiettes. Laure protesta faiblement, pour la forme, et se mit à dévorer. Antoine continuait de prendre des notes dans son carnet, passa deux coups de fil,

Paul qui n'avait plus jamais aimé les samedi et les dimanche, demanda à Antoine s'il voulait venir tester les recettes chez lui, avec Jeanne, et Suzanne évidement. Laure proposa de faire leurs achats, et Roland approuva en balançant sa tête ronde de haut en bas. Il pourrait même amener les courses. Paul ne pensait pas au désordre, il les imaginait tous, serrés dans son deux pièces. Il n'avait plus besoin de courir pour ranger, nettoyer, aligner. Antoine devait assurer le service du midi. Il fût décidé à l'unanimité qu'ils restaient tous pour l'aider avant d'aller tester les recettes. Paul courut à son appartement chercher le livre de recettes pour préparer la liste, et revint cinq minutes après. Roland était reparti à l'épicerie, toujours avec le sac de Laure qu'il ne lâchait pas. Jeanne attendait les instructions de Paul pour tout noter, Antoine continuait à gribouiller son calepin. Le comptoir en formica était devenu une marmite à idées. Roland repassa à nouveau, le sac de Laure à bout de bras. Il avait mis un panneau sur sa porte indiquant qu'il serait de retour dans trente minute, Laure trottinait toujours à côté de lui. Il prendrait la liste de courses au retour.

Suzanne était repartie chez elle. Elle revint avec une caisse de gâteaux en vieux fer orange et verte, sans gâteaux, mais remplie de photos du chalet, du restaurant, à l'époque où ils vivaient. Paul décida de l'ouvrir, l'après-midi, dans sa cuisine, avec eux. Il fila préparer une crème brûlée, la tendance du moment, et des sticks de fromage frits à tremper dans une sauce maison . Antoine se chargeait du reste . Jeanne partit donner sa démission, comme on ouvre un paquet cadeau. Ils l'avaient décidé cette nuit, d'une voix. Elle volait déjà à coups d'entrechats vers le restaurant. Ils étaient tous là , et déjà là-bas. Suzanne posa la boîte en fer derrière le comptoir, et se mit à dresser les tables. Antoine mit la radio. « Il suffira d'un signe, un matin », Antoine reprit « un matin tout tranquille et serein », Paul reprit « Quelque chose d'infime, c'est certain », et d'une seule voix « C'est écrit dans nos livres, en latin ». Ils continuèrent toute la chanson, hurlant presque. Paul avait quinze ans et se revoyait la chanter en allant au lycée. Il cuisinait, léger, comme sur son vélo en mille neuf cent quatre-vingt-douze. Il cuisinait, et en même temps volait dans le village, là-haut, ouvrait le chalet, les volets, montait l'escalier, retrouvait le salon, le vieux canapé en cuir tanné, plissé, ridé, se nourrissait des odeurs du passé. La chanson se terminait, ils chantaient toujours. Roland arriva à ce moment-là. Il lança « le plus pur des hasards est merveilleux ». Parlait il de la chanson, de Laure, de Paul, d'eux.

Ils ne virent pas l'infime voile passer devant les yeux de Suzanne, le frémissement de ses cils. Elle reprit des couverts pour les poser sur une table.

Antoine ne croyait pas au hasard, tout s'enchaînait, s'imbriquait, on était là au bon moment ou pas, on voyait, on distinguait, on découvrait ou pas, on osait ou pas. Lui traçait sa vie, il avait vu Jeanne derrière sa frange au milieu du front, sa grâce derrière ses tenues improbables. Paul, lui croyait au hasard. Il avait laissé faire, subi, s'était laissé balloter, et avait attendu, sans savoir quoi. Les bâtonnets étaient prêts, la crème brûlée aussi, il les avaient préparés sur un nuage, en chantant. Ils s'étaient tous un peu téléportés dans le chalet. Jeanne revint à ce moment-là. Son visage parlait pour elle, elle aurait fini après les fêtes. Suzanne qui avait gardé ses yeux baissés les releva, tout était prêt. Ils étaient les trois assis sur les tabourets du bar, les yeux dans le vide. Elle prit un couteau, le fit tinter sur un verre, doucement, et murmura - il est presque midi. Paul se leva pour ouvrir les portes, Roland décida de rester pour accompagner Laure, Jeanne rajusta sa frange, le ballet pouvait commencer. Antoine avait mis un écriteau « Crème brûlée à partager », les clients arrivaient avec leurs enfants. La salle se remplit en quelques minutes. L'effervescence gagnait Paul, la buée sur les vitres était de retour. Le petit bar qui ne ressemblait pas à grand-chose s'était à nouveau transformé en chaudron. Le service était joyeux, leurs gestes s'accordaient, Laure déjeunait avec Roland, elle riait. Paul était resté en cuisine. Jeanne volait comme d'habitude. Paul passa la tête par le passe-plat, et les transposa, tous, eux et les clients, dans la salle du chalet. Sans savoir pourquoi, il voyait Léa entrer dans la salle pour déjeuner. Il secoua la tête , et la laissa finalement dans le passe plat. Il observait les visages des clients, jetait un coup d'œil à Laure et Roland qui n'entendait pas le bruit autour d'eux, les joues de Laure étaient roses, les yeux de Roland pétillaient, il avait peut-être réussi. La crème brûlée arrivait sur les tables, les cuillères s'enfonçaient. Suzanne qui ramenait les assiettes, le découvrit plié en deux, son buste à l'horizontale, sa tête toujours entre ses mains. Il ne bougeait pas, fasciné par l'effet de la crème, il dégustait avec eux. Sans la manger, il avait le goût en bouche, la texture sur sa langue, c'était sa perfusion de passé. Il le nourrissait à présent.

Les Fleurs poussent aussi sous le bétonOù les histoires vivent. Découvrez maintenant