La crème était parfaite, Paul la couvait, la recouvrit de torchons, et partit fouiller au fin fond des placards trouver des ramequins. Suzanne l'aidait à chercher. Il releva la tête vers elle pour lui dire qu'il les avait trouvés. Il n'était pas habitué à chercher en vivant dans son deux pièces, en ayant jeté presque tous les souvenirs, en ayant rangé toute sa vie dans deux cartons. Il ne possédait que des costumes, des parfums, alignés. A côté des ramequins, il y avait un grand plat rond, bancal, aux couleurs fanées qui renvoya Paul l'autre soir, au bar, au plat partagé. Il posa les ramequins et prit le plat. Antoine revenait avec Jeanne, deux âmes diluées. Il lui dit qu'ils avaient décidé de faire du ski, et rajouta " on va devoir revenir, un jour".
Paul, avec ses petits pas, n'avait jamais envisagé ni de revenir, ni de venir. Il posa le plat, pour partager précisa-t-il. Ce n'était pas un petit pas, c'était un petit saut. Léa serait surprise, peut-être.
Antoine passa en cuisine, et l'embarqua avec lui. Il préparait un gratin de pommes de terre, une marinade. Le déjeuner se devait d'être joyeux, réconfortant.
Antoine ne posait pas de questions sur la Mairie, Léa la voix revenante, le chalet. Emilien venait d'arriver. Pour l'occasion, il avait mis un nouveau pull, une veste repassée quelques années auparavant. Paul fut surpris, puis rassuré, il sentait toujours le renfermé. Son odeur était toujours une odeur d'avant. Paul se dit qu'il se ferait bien un parfum de cette odeur, pour la pulvériser devant lui, quand il l'oublierait. Cette odeur c'était sa vie ici, chaque jour, avant. C'était la sagesse de ce vieux bonhomme qui se taisait pour écouter, qui savait regarder en silence, et repartait nourri des scènes du jour. C'était sa voix, qui rappelait d'autres voix, d'autres jours, d'autres années, si loin.
Paul, et ses confettis de souvenirs, restait à côté de lui, inspirait fort.
Etiennette venait d'arriver, elle avait remis son chapeau, et un foulard qu'elle ne sortait que pour les grandes occasions. Ce déjeuner devait être une grande occasion.
Antoine déclara que tout était prêt. La table était fleurie, gaie, colorée. Emilien était assis, à côté de la table, sur sa chaise. Jeanne lui avait mis une assiette, c'était non négociable.
Le soleil rentrait par les fenêtres, éclairait la poussière, traçait des lignes sur les meubles. Le feu crépitait, la grille attendait la viande.
Léa s'approchait du chalet, entendait les voix, la musique entraînante. Les volets étaient ouverts, la porte aussi. Les pas d'Émilien traçaient son chemin depuis son chalet, une luge était posée devant l'entrée, une jeune femme au corps de danseuse, une frange coupée au milieu du front était posée dessus. Le chalet vivait un peu, un dernier souffle.
Jeanne se leva d'un bond en la voyant, la salua d'un grand sourire et l'accompagna à l'intérieur.
Paul était en cuisine, elle se dirigeait vers Etiennette, Émilien, et Suzanne.
Antoine et Paul sortaient de la cuisine, les bras chargés. Antoine se présenta en passant. Ils s'asseyaient autour de la table, même Emilien. Étiennette avait enlevé son chapeau. Antoine et Paul faisaient griller la viande. Jeanne parlait un peu avec Léa, mais personne n'entendait ce qu'elle disait. La voix savait chuchoter aussi.
Paul se rapprochait, avec le premier plat. Ils se régalaient, Paul s'était assis à côté de Suzanne, Antoine de l'autre côté de Léa. Paul jetait des petits coups d'œil, n'écoutait pas, ou juste un peu. Il ne savait pas encore s'il avait vraiment envie de connaître la Léa de maintenant.
Emilien et Etiennette dégustaient, se souvenaient. Les conversations se croisaient. Paul se leva et amena sa crème brulée à partager, posa le plat au milieu de la table. Les cuillères s'enfoncèrent, plus personne ne parlaient, comme à chaque fois. Les conversations se faisaient plus rares . Ils faisaient traîner le temps, parlaient plus doucement, et se mirent à ranger plus doucement aussi, pour ne pas partir, pas de suite . Léa et Paul n'avaient presque pas parlé. Le soleil baissait déjà, le temps était venu de fermer le chalet, une dernière fois. Léa avait l'air triste, Jeanne et Antoine continuaient à parler avec elle. Emilien et Etiennette partaient la tête basse, comme si on leur avait repris un cadeau, ou interdit de goûter encore un peu à la vie. Paul s'approcha la clé à la main, traînant des pieds. "On va fermer les volets". Léa le suivait, Jeanne et Antoine aussi, chacun un volet. Paul repassa dans la cuisine, il avait tout nettoyé, comme s'il allait cuisiner le lendemain. Léa ressortit, les autres aussi. Suzanne avait l'air inquiète. Paul arriva, doucement, poussa la porte, la referma et mit la clé dans la serrure. il la tourna, il faisait froid, le soleil était couché, le ciel sombre. C'est à ce moment là, qu'Antoine dit "Léa viens ce soir à l'hôtel, tu es d'accord? ", Jeanne faisait des petits entrechats autour de la luge, Léa souriait. Il acquiesçât, et rajouta "On part demain". Il se sentait lourd, tout à coup, comme si ces deux jours avaient été un mirage. Il regardait le chalet fermé, n'arrivait pas à le quitter des yeux. Il le fallait, descendre la rue, le cœur de plomb, comme chaque fois qu'il partait. Cette fois ci était la dernière. Ils se dit qu'ils étaient là avec lui et seraient là après. Il serrait dans sa main un bout de la doublure de la veste d'Emilien. Il n'était pas prêt de remettre sa veste du dimanche. Il inspira, fort, et se mit à marcher devant eux. Léa traînait la luge avec Antoine, Jeanne posée dessus, ils l'avaient embarquée, elle aussi. Il entendit juste Antoine qu'ils disaient " on en parlera ce soir, à l'hôtel ". Ils parlaient dans son dos comme des parents avec leur enfant. Il ne réagit pas, fit juste des pas un peu plus grands, et prit le temps de s'imprégner de la rue.
Léa promit à Antoine de les rejoindre, Paul lui fit un pauvre signe de la main. Ils reprirent le chemin de l'hôtel. Armand devait les attendre. Paul plissait ses yeux pour mieux capter chaque image de ce soir. Cette fois, il ne voulait pas oublier.
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Les Fleurs poussent aussi sous le béton
General FictionPaul s'était assis près de la cheminée. Il était au spectacle. Il revoyait le livre, les morts, Suzanne et ses gilets, Antoine et ses yeux à l'aguet, Jeanne qui balançait des claques de vie, le bar, le salon de thé, il mélangeait les tapas, la c...