Paul ne paniquait pas.
Il était imbibé du regard de Suzanne, des étincelles de Jeanne, il ne se demandait pas comment ils s'étaient tous mis sur son chemin, Jean était très loin, il préférait observer le petit ventre bondissant du gérant de la supérette.
Les tapas disparaissaient ,
ils n'étaient pas engloutis, ils les dégustaient, ils buvaient lentement, savouraient.Paul les regardait au ralenti, observant les battements de cils, les yeux qui écoutaient, les lèvres qui s'étiraient, bougeaient, devinant les mots, les phrases.
Certains se retrouvaient, d'autres, chanceux, découvraient ce moment suspendu, retenu hors du temps, dès qu' ils passaient la porte.
Paul n'était plus Paul.
Il n'avait pas d'identité, d'étiquette, il était celui qui avait préparé les tapas avec Antoine.Antoine virevoltait à présent dans la salle, il les saluait un à un, s'adaptant aux conversations, aux personnalités. Paul n'avait pas quarante ans , il était un jeune homme plein d'avenir.
Il planait ce soir ses deux pieds solidement posés sur le sol, il était à sa place, savourant l'instant, il engloutissait les visages, les sourires, l'atmosphère.
Antoine le réveilla, il fallait servir la crème brûlée.
Il avait disposé plusieurs hauts tabourets, sur lesquels ils devaient poser les plats.Il filèrent en cuisine, et arrivèrent dans la salle avec les plats sur une main.
Paul priait pour ne pas tomber, il suait plus que pour n'importe lequel de ses dossiers, il tremblait comme un enfant qui fait son premier spectacle.
Mais son sourire était un vrai, le sourire de celui qui ose.Ils posèrent les plats, et Antoine hurla un "régalade de crème brûlée by Paul" en faisant une révérence en sa direction.
Paul resta planté là, hypnotisé par les mains qui s'emparaient des cuillères, glissaient dans la crème, repartaient vers les bouches.
Il observait les yeux juste au dessus.
Il n'entendait plus la musique, les conversations.
Antoine posa sa main sur son bras, et lui glissa à l'oreille, "ils adorent".Paul se remit à écouter, ils le félicitaient, lui demandaient où ils pouvaient retrouver ses desserts, ses tapas.
Il balbutiait des mots inaudibles, n'avait rien à vendre, pas d'adresse à donner, souriait béatement, il aurait pu avoir l'air idiot, il était juste heureux.
Les plats s'étaient vidés en quelques minutes, la musique reprenait le dessus, Antoine repartit derrière le bar.
Paul titubait presque, Jeanne et Suzanne étaient reparties faire la plonge.
Il passa la tête dans le passe plat, sans un mot. Elles riaient comme souvent.
Lorsqu'elles levèrent les yeux, elles se précipitèrent pour le féliciter.
Il leur proposa de les aider, mais elles préféraient finir, et qu'il aille aider Antoine.
Il préparait les additions, servait des thés, de l'armagnac aussi.
Paul se mit à préparer le thé.Personne ne râlait, tous attendaient patiemment, le notaire en profitait pour commander un rôti de bœuf au boucher, le banquier donnait sa liste de course à Ventre Joyeux pour le lendemain. Ventre Joyeux allait partir avec dix listes.
Paul ne comprenait pas ces liens qu'ils avaient tous. Lui, il disait toujours bonjour en rentrant dans un magasin ,était souriant, mais il ne regardait pas les gens, ne croisait pas les regards, et ne les connaissait pas, ni leur prénoms, ni leurs visages.
Paul servit les thés, il fut chaleureusement remercié. Il marmonna trois mots inaudibles lorsqu'ils lui demandèrent à nouveau où ils pouvaient goûter ses desserts.
Antoine hurla par dessus son bar: "il découvre à peine son talent , c'est un amateur!".
Cela soulagea Paul, si par cas il croisait l'un d'eux dans le cadre de son travail.
Son travail, depuis le saut de la chaise quelques heures auparavant, il l'avait oublié. Il ne voulait pas se coucher, il voulait rester avec eux, ces doux inconnus. Là, il paniquait.Jeanne lui suggéra de passer le matin boire un café avec Antoine, " Et puis je serai là à la brasserie le midi aussi", lui dit-elle et Suzanne restera sur son banc au cas où. Tu peux passer prendre un thé ajouta Marianne qui enfilait son manteau.
Ils seraient donc encore tous sur son chemin demain.
Il enfila sa veste, remercia Antoine, et partit comme un voleur.
Une boule se formait dans son ventre, il avait froid, il serrait ses bras, l'adrénaline redescendait, l'eau montait, il revenait dans sa vie.Il courut presque jusqu'à son immeuble, monta les escaliers quatre à quatre, et pénétra dans son appartement, silencieux, blanc.
Patate trônait sur la table de la cuisine, il faisait une danse allongé, se tournant sans cesse en ronronnant.Paul le prit dans ses bras, l'emmena avec lui sur le lit.
Il ne pouvait pas dormir, il s'était senti tellement bien ce soir, qu'il ne supportait pas l'idée de repartir dans son morne bureau demain.Trois heures du matin, les visages de ses parents se mélangeaient à ceux de Suzanne, Jeanne et tous les autres.
Il avait à nouveau cette sensation de tournis , il finit par s'endormir.
Il se réveilla à huit heures, Patate avait posé une patte sur son torse, et ses yeux verts le fixaient.Il se revoyait traverser la rue, la veille, puis le saut de la chaise, la soirée qui avait suivi, tous leurs visages, les applaudissements au dessert, les tapas, le thé, les conversations.Il était rempli de ce moment et vide de l'instant.
Il se préparait automatiquement, se pressait pour s'arrêter prendre un café.
Mais son téléphone sonna , il fixait le nom qui s'affichait Jean, la boule grossit dans son ventre, il décrocha.
Sans un bonjour, Jean lui rappela la réunion à huit heures trente , sûrement étonné de ne pas le voir.
Son ton ne supportait aucune explication, aucun retard,Oubliés les tapas, Paul passa en courant devant le café d'Antoine, ne vit pas Jeanne qui le regardait passer derrière les vitres du restaurant.
Les yeux gris se ternirent à sa vue. Il courait se remémorant que Jean avait décidé de prendre une adjointe, Mélanie.Mélanie rêvait de ce poste depuis longtemps. Il l'avait élue, choisie dans un autre service.
Paul l'avait déjà croisée. Les yeux de Mélanie étaient tristes . Pourtant, elle avait perdu quarante kilos, et pouvait grignoter toute la journée. Cela lui provoquait des remontées gastriques, qui se transformaient en un hoquet continu, mais elle portait exclusivement des tenues moulantes.
Elle rentrait dans les codes de l' entreprise, et pouvait être hautaine et désagréable à présent.
Elle avait réussi, avait un job barbant bien payé, un bel appartement.
Elle se forçait à partir à l étranger pour pouvoir rivaliser avec les destinations de ses collègues, pourtant , elle préférait la campagne et elle avait peur en avion.
Elle tiranisait avec son peu de pouvoir ceux qui la croisaient, et Paul allait être de ceux là.Il venait de rentrer dans son bureau, les meubles avaient été déplacés, il ne verrait plus le ciel, un second bureau avait été rajouté
Ses jambes tremblaient à présent , il se sentait étouffer, il ouvrit la fenêtre pour respirer le froid.Mélanie devait déjà être dans le bureau de Jean. Il posa son cartable, fit demi tour, et prit la direction de la salle de réunion.
Ils l'attendaient, il fit un pas, la boule dans son ventre remontait jusqu'à sa gorge, des piques traversaient sa tête, il savait qu'il allait parler, et laissa les mots sortir automatiquement, sa voix tremblait, chevrotait.
Il n'avait pas dit: je pose des congés, il avait dit, j'ai besoin de temps.
Il avait dit j'ai besoin de temps pour me taire, regarder, sentir, et me demander ce que je ferai si j'avais encore plus de temps.Jean devint livide, Mélanie fut prise d'un hoquet impromptu.
Disparus les piques , les douleurs, les tremblements, la panique avait changé de camp.Il avait refermé la porte, traversé le couloir, descendu les escaliers, était sorti, et avait traversé la rue en sautillant.
Son regard passait en revue les bancs, jusqu'à apercevoir des bouts de laines multicolores.
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Les Fleurs poussent aussi sous le béton
General FictionPaul s'était assis près de la cheminée. Il était au spectacle. Il revoyait le livre, les morts, Suzanne et ses gilets, Antoine et ses yeux à l'aguet, Jeanne qui balançait des claques de vie, le bar, le salon de thé, il mélangeait les tapas, la c...