Chapitre 33

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Pas de tourbillon de spirale de farandoles devant ses yeux, ses pieds étaient bien ancrés au sol.
Seul le repas du midi comptait. Antoine et Jeanne arrivaient .

Étiennette avait fermé l'épicerie, gardé son tablier, mit des bottes, un chapeau pour l'occasion.
Paul n'étaient plus étonné de les voir. Étiennette se posta à ses côtés, pour être sûre de ne pas louper le départ.

Antoine et Jeanne jetèrent un coup d'œil à Paul, le scrutèrent rapidement.
Il décidèrent d'un commun accord, sans paroles, qu'il était prêt à remonter. Ils reprirent le chemin du chalet. Antoine, Jeanne côte à côte, Paul entre Jeanne et Etiennette.
Ils continuaient de l'entourer, au cas où.
Au cas où il s'effondrerait, au cas où il prendrait ses jambes à son coup, au cas où il kidnapperait Marguerite et filerait loin.

Il ne devait pas partir, il ne fallait pas qu'il parte. Il devait sentir la viande griller sur le feu, préparer une marinade en musique, goûter, déguster, faire tourner les torchons, se délecter, jeter un œil par la fenêtre, boire la vue, la neige, les odeurs, se disait Jeanne.
Il devait s'imbiber de ce moment, de ses sensations, s'en tartiner.

Pour que le goût reste, après.

Paul balançait le cabas, ce qui était plutôt un bon début. Il s'habituait à leur présence, leurs non- dits précieux, leurs silences joyeux, leurs regards parlants, leur tendresse déguisée en rire.

C'était la cinquième fois qu'il marchait dans la rue. Parfois, une tête apparaissait, derrière une fenêtre, une porte. Les têtes ne parlaient pas, disparaissaient. Paul ne les voyait pas, le nez au soleil. Il partait cuisiner dans le chalet, l'embaumer d'odeurs, de vie, au moins une dernière fois.

Les téléphones ne sonnaient pas. Celui de Paul était caché, silencieux, au fond du fond de sa poche. Il l'avait enfoui. Aucun signe apparent de sa vie. Ses vêtements, ses cheveux ébouriffés, son cabas, avait envoyé le Paul en costume, loin, très loin.

Il balançait le cabas de plus en plus haut, accélérait le pas. Etiennette trottinait presque et tenait son chapeau. Jeanne faisait des pas chassés dans la neige. Antoine balançait ses longues jambes pour le suivre. Arrivés au bout de la rue, Paul accéléra encore, le cabas en apesanteur à côté de lui. Étiennette qui soufflait comme une locomotive leva la main, et ralentit. Jeanne adapta ses sauts pour le suivre.

Arrivé devant le restaurant, il posa le cabas, et se mit à courir autour du chalet, jetant de la neige, sur lui, dans l'air, sur eux. Étiennette arrivait à petits pas, accrochée à son chapeau.
Elle le voyait grand et petit. Comme si le temps avait étiré petit Paul.

Paul tomba les bras en croix dans la neige, sur le dos. Étiennette se disait qu' il n'avait pas changé, Antoine qu'il n'arriverait jamais à enfiler à nouveau son costume et s'assoir à son bureau.

Jeanne lui demanda la clé, il se releva aussitôt, et ouvrit la porte.

La lumière éclairait la salle, la poussière brillait sur les meubles, éclairé par les braises, les torchons posés au hasard de la cuisine jetaient de la couleur. Un semblant de vie s'était installé.

Jeanne remit aussitôt la musique, Dalida se mit à chanter "Laissez moi danser". Paul était déjà dans la cuisine. Il retrouvait les bols, les saladiers, les fouets, comme on retrouve des peluches oubliées.

Étiennette venait de rentrer toujours accrochée à son chapeau. Son tablier s'accordait parfaitement aux torchons. Ses yeux disparaissaient à présent sous leurs plis. Ils s'embuèrent légèrement, elle n'avait pas revue la salle depuis quinze ans.

Elle apercevait Paul, il avait treize ans, et quarante ans, il était petit et grand, léger et fort.

Elle enleva enfin son chapeau, défroissa ses yeux fripés, toussota pour se donner du courage, et le rejoint en cuisine.

Il préparait les marinades, concentré , appliqué, de la neige qui fondait dans ses cheveux, les vêtements trempés.

Il leva ses yeux sur elle.
Le temps s'était figé, rétréci, étiré , pour se suspendre à ce moment. Etiennette ne dit rien, attrapa un fouet, et se mit à le tourner frénétiquement dans la première marinade, pour éviter les mots, elle ne les trouvait pas.

Dalida avait laissé sa place, à Charles, qui chantait "Emmenez moi" . Antoine et Jeanne l'accompagnaient d'une voix. Ils les embarquèrent avec eux.

Paul un torchon jaune et vert sur l'épaule coupait, fouettait en rythme. Étiennette suivait, Antoine préparait la viande.

Suzanne s'était approchée de la porte d'entrée. Elle aperçut la silhouette de Paul dessinée les bras en croix dans la neige, les traces de pas autour du chalet. Elle entendait la musique, les cliquetis des couteaux, leurs voix. Elle resta plusieurs minutes, silencieuse, à les écouter, jusqu'à la fin de la chanson.

Les marinades flottaient déjà dans l'air, les braises rougissaient, Antoine et Jeanne portaient, appliqués, la viande sur des planches en bois , Paul suivait, Etiennette aussi avec les torchons.
Le passé- présent imbibait Paul, le régénérait.

Suzanne s'approcha d'eux, fit signe à Antoine qui se rapprocha aussitôt.
Marguerite ne serait pas prête pour le lendemain, ils ne pourraient partir que le vendredi. Antoine souriait, il pouvait rouvrir son bar le samedi. Il ajouta juste, "c'est parfait, merci Marguerite ".

Paul n'avait rien entendu. Il contemplait la viande, vérifiait les marinades, se suffisait à ce moment. Antoine tapa dans ses mains, et décida que la cuisson pouvait débuter. Mais Paul tenait à lui faire goûter se préparations. Il était sérieux, comme un élève amène sa copie au professeur. Antoine valida tout de ses jeunes yeux noirs.

Étiennette et Suzanne mettait une nappe, des assiettes, meli mélo de vieux verres, de couleurs dépareillées.

La viande bruissait d'un doux bruit de cuisson, l'odeur se répandait dans le chalet. Paul sentait, tournait parfois la tête dans tous les sens pour vérifier qu'il était bien là.
Antoine déclara la cuisson terminée et ils se mirent à table.

Antoine annonça que Marguerite ne pourrait redémarrer que le vendredi. Paul soupira d'un sourire. Il ne voulait pas penser au retour. Il ne pouvait pas penser au retour.

















Les Fleurs poussent aussi sous le bétonOù les histoires vivent. Découvrez maintenant