Chapitre 34

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Ils s'installaient à table, lorsque une tête fripée, tannée, apparut à la fenêtre. Les deux yeux se plissaient pour mieux voir. Eux ne l'avaient pas vue. La tête passa de la fenêtre à la porte. Étiennette le vit, cria "Emilien". Jeanne ne tourna pas la tête, sûrement pour deviner à quoi ressemblait Émilien. Chaque seconde de sa vie était un terrain de jeu. Antoine leva ses yeux, un peu étonnés. Suzanne ne paraissait pas surprise.
Paul plissaient ses yeux, levait les sourcils, semblait chercher dans les trépas de sa mémoire qui il était. Ou peut-être savait-il qui il était, et essayait de coller son visage d'avant sur celui d'aujourd'hui. Le passé faisait encore une apparition.
Paul le reconnaissait, il habitait un chalet au-dessus, il venait tous les jours au restaurant. Ou plutôt, il passait tous les jours pour discuter un peu. Il vivait seul, et venait voir Octavie. Le restaurant c'était sa séance de cinéma, son film préféré, surtout quand la terrasse était remplie. Il s'asseyait sur le côté, les écoutait, les observait.
Emilien était déjà très vieux. Paul se souvenait qu'il sentait le renfermé, comme s'il avait sorti ses vêtements d'une vielle armoire fermée depuis des années. Il avait besoin de le sentir, de renifler ce relent d'avant. Brusquement il se leva, et fonça vers lui. Emilien reculait, et stoppa net quand Etiennette cria "c'est Petit Paul".
Petit Paul pliait les genoux pour lui serrer la main. Il en profita pour s'approcher un peu plus de lui. Il inspira et se rempli les narines de cette odeur, toujours la même. Emilien ne bougea pas. Paul se releva, et se mit à rire, shooté au passé. Emilien le regardait la tête levée vers son visage. Il cherchait lui aussi l'enfant, balayait l'écharpe, le pull, le torchon à fleurs. Il reconnaissait le torchon d'avant: "tu cuisines toujours?". Comme la veille, Paul se sentit presque honteux de répondre "Oui, à nouveau, depuis quelques jours, " Emilien l'acheva en lui rappelant, du haut de ses quatre vingt douze ans, qu'il rêvait de reprendre la suite au restaurant.
Paul baissa la tête, confus, et ne se trouva aucune excuse.

Suzanne l'invita à rester, Jeanne volait déjà attraper une assiette. Mais Emilien préférait s'assoir sur une petite chaise, à côté, comme avant, et les regarder. Il n'avait pas vu de film depuis longtemps, ici.

Paul se rassit. Il revenait parmi eux, les odeurs se mélangeaient, les images aussi. Emilien avait ramené Octavie à ses côtés. La vie passée flottait dans l'air, le présent faisait de l'œil aux souvenirs.

Antoine brisa le silence par un bruyant "A table". Il ramena Paul à la réalité. Il se délectèrent de la viande arrosée des marinades. Paul avait retrouvé instinctivement les recettes. Les gestes, les ingrédients , les dosages étaient réapparus. Tout ce qu'il avait rayé, enfoui, réapparaissait.

Il ne se sentait pas triste, juste par petites touches. Il les regarda, inspira, et commença à leur raconter le restaurant, les éclats de rire, les éclats de voix , la tendresse, les clients, les habitués, ceux de passage, les rituels, ses parents qui l'amenait à chaque vacances, les retrouvailles, les larmes de chaque départ, le jour où il s'était juré de reprendre le restaurant, la mort de sa grand mère, la mort de sa mère, puis de son père, la maladie, le soulagement, le vide qui avait suivi. Pas d'eau, ni de fourmis,une cascade mots. Ses mots leur disait merci.

Merci de m'avoir vu, d'avoir croisé mon regard, de l'avoir capté, de m'avoir poussé, bousculé, de m'avoir entendu, de m'avoir attendu, d'avoir écouté mes silences, mes non dits, de les avoir compris, sans me connaître, sans questions.

Merci mes inconnus pour le chocolat , le salon de thé , les tapas, le rhum, la musique, les danses, vos pas juste derrière moi, les étincelles dans vos yeux, le croissant qui clignote, le sapin que je ne voyais pas, les fleurs que je ne voyais plus, les chansons que je n'entendais pas, le voyage en Marguerite.

Les yeux de Suzanne frémissait, Etiennette passait sa main dans ses cheveux, Jeanne pétillait, Antoine avec elle, Emilien hochait la tête.

Paul s'arrêta de parler, les regarda de deux yeux étonnés . Les mots étaient sortis, bruts, un torrent de lettres mélangées.

Il regarda l'enceinte, et se leva pour mettre de la musique.La voix de Toto Cutogno se répandait dans la pièce .
Jeanne se levait déjà. Elle lui fit une révérence, et se mit à danser avec lui. C'était une danse de vie, de naissance, de renaissance, de joie. Jeanne , frêle, faisait voler Paul, l'emportait dans ses étoiles. Antoine et Suzanne les rejoignirent. Etiennette et Emilien tapaient du pied, puis des mains. Le restaurant vivait .

Paul y dansait, maintenant avec Suzanne. Jeanne virevoltait autour d'Antoine qui ne savait pas danser.

Le soleil commençait à baisser, le froid rentrait. Ils reprirent leur souffle, et se mirent à ranger la vaisselle , remettre de l'ordre en musique.Paul replia les torchons, et garda celui qu'il avait sur l'épaule.Il était vert et rose , c 'était le préféré d'Octavie.

Emilien reprit le chemin de son chalet, en chantonnant, Etiennette le chemin de son épicerie, d'un pas plus léger. ils savaient qu'ils allaient les revoir le lendemain.

Antoine s'était mis en tête d' acheter une luge et des bottes à poil pour Jeanne. Il voulait que ce soit une surprise.
Ses yeux noirs étaient encore des yeux d'enfant, posés sur un corps de grand.
Suzanne allait l'accompagner, et il demanda à Jeanne de rester avec Paul. Jeanne avait peut-être compris mais elle ne dit rien. Elle était l'élégance, de celle qui se nourrit des bonheurs des autres.

Paul fermait les fenêtres une à une, les portes. Ils se retrouvèrent tous les deux, sur le pas de la porte. Le chalet était silencieux. Il avait eu un sursaut de vie, se dit Paul. Il n'arrivait pas à tourner la clé. Jeanne lui dit juste, qu'ils pourraient revenir le lendemain, sûrement. Paul tourna la clé.

Jeanne le regardait, comme elle l'avait regardé au restaurant , avec Jean. Ils allaient rejoindre les autres, en balançant leurs jambes dans la neige, en faisant des clins d'œil au soleil, au ciel. La vie les enveloppaient, ils allaient la dévorer.

Ils rattrapèrent vite la rue, et se mirent à chercher Antoine et Suzanne. Etiennette ne les avaient pas vus. Paul regardait les devantures, cherchant celles qui avaient changé, se souvenant des noms sur les enseigne. Il aperçut un gilet multicolore, et une tête qui le dépassait, ils étaient dans le magasin de ski. Jeanne tapa ses moufles, et courut vers eux.















Les Fleurs poussent aussi sous le bétonOù les histoires vivent. Découvrez maintenant