61/ Loin des hommes ?

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Les moutons suivent les aboiements du chien en bêlant d'indignation. Ce nouveau sheperd prend des libertés qui ne leur plaisent pas.

— Du calme Hunta ! Du calme ! Tu vas me les stresser ! lance Allegra en marchant à grandes enjambées derrière son minuscule troupeau de six moutons.

Le chien revient vers sa maîtresse, langue pendante, avant de repartir et de lancer quelques forts aboiements pour mettre au pas ses ouailles récalcitrantes. Allegra sourit. Depuis qu'elle a Hunta, nom dérivé de la race du chien, un beau Huntaway néo-zélandais, elle se sent moins seule. Les moutons, c'est sympa, mais question affection, c'est limité.

Elle ferme l'enclos en vérifiant que la bergerie est ouverte. Le troupeau se tranquillise en broutant tandis qu'elle s'éloigne avec le chien. Les deux compagnons rejoignent la maison à l'architecture résolument moderne qui trône en hauteur sur la pente douce de la colline.

— Quelle journée ! On a mérité un moment de calme et de repos, tu ne crois pas ? demande la jeune femme au chien qui s'allonge sur le perron, tandis qu'elle s'affale sur les dernières marches qui y mènent.

Un mauvais coup de vent avait emporté un simple morceau de clôture au petit matin. Cela avait suffi pour que les bêtes s'éparpillent sur les terres vallonnées en contrebas de la propriété. Elle avait dû cavaler après les moutons – heureusement fort peu nombreux – pour les rassembler et les ramener. En chemin, elle avait pris conscience de l'obstination incroyable de ces bestioles. Elle se demande encore ce qui lui a pris de prendre en charge ce cheptel, aussi modeste soit-il... Ah, si ! La routine. Important la routine quand on le cœur brisé.

Allegra admire le paysage. L'océan en contrebas. Les montagnes environnantes. Et ce vert, omniprésent, écrasant parfois. La majesté de ce magnifique tableau naturel ne lui fait pas oublier sa solitude. Pourtant, elle ne peut rien reprocher à personne. C'est elle qui a décidé où Allegra Muller allait reconstruire sa vie en morceaux.

Elle aurait pu choisir la ville. Un quartier animé. Se perdre dans la foule anonyme et bruyante. Mais c'est exactement ce qu'aurait fait l'ancienne Allegra. Or, la nouvelle avait besoin d'autre chose. Elle en avait pris conscience au lendemain de la mort de Dieter Wolf – et non pas Matthew Fox ou Shade. Dieter Wolf, le vrai nom de celui qu'elle a perdu -. Ari Walker et elle avaient donc passé un marché.

La nouvelle Allegra devait faire profil bas et vivre en Nouvelle Zélande pendant au moins un an. Pas trop loin de lui. Pour qu'il puisse garder un œil sur elle et s'assurer que tout allait bien. Si elle tenait un an, il la laisserait repartir. Et Allegra Muller pourrait reprendre le cours de son existence comme elle le voudrait. Ainsi, il tenait la promesse faite à son ami disparu, et elle prenait le temps de mettre tout à plat et de se remettre.

Quelques moutons pour l'obliger à avoir un rythme et sortir. Un chien pour lui prodiguer l'affection dont toute personne a besoin pour survivre sereinement, et un travail de traductrice free-lance pour des éditeurs étrangers dont elle ne voit pas le visage. Elle travaille depuis chez elle. Envoie par mail ses traductions depuis le village le plus proche, où elle fait aussi ses courses et entretient quelques relations amicales ténues, mais bien réelles.

Dans ce genre d'endroit, il est impossible de passer inaperçu. La moindre nouveauté est un évènement en soi. Elle a donc inévitablement noué quelques liens depuis son arrivée six mois plus tôt.

Il y a d'abord l'étrange et turbulente fratrie Tomberry qui tient le pub. Une sœur, Amy, une brune aux yeux noirs, bien charpentée et au caractère bien trempé qui quand elle voit Allegra attablée, dit que « le temps guérit toutes les blessures, même les plus profondes ». Ce à quoi son frère aîné, Andy, un grand blond maigre et sec, ajoute en servant les clients : « le temps et l'alcool ». Généralement ceux qui sont présents souhaitent une belle et longue vie à l'escogriffe, à sa jolie sœur et à son crétin de frère cadet, Charly.

Allegra ne trouve pas que ce dernier soit un crétin. Au contraire. En fait, elle pourrait même dire que ses arrêts au pub sont souvent causés par le jeune homme de 18 ans qui, sur la terrasse extérieure quand le temps s'y prête, joue occasionnellement de la guitare et s'accompagne de sa voix rauque un peu cassée par l'alcool et le tabac. Une voix qui a eu du chagrin et qui ne s'en remet pas.

C'est cette proximité, cette fêlure jumelle, qui fait qu'Allegra aime les chansons qu'il choisit de jouer. C'est souvent dans ces moments-là, quand elle écoute Charly, qu'Amy sort son adage et qu'Andy en rajoute. Parce que si personne ne connaît vraiment l'histoire d'Allegra, tout le monde se doute qu'elle est triste. Son regard un peu lointain parle d'épreuves et de perte. Il ne ment pas.

Ensuite, il y a Mlle Gilbert, libraire de son état qui apprécie Allegra parce qu'elle lui achète régulièrement des livres. Une sexagénaire particulièrement enjouée qui aime partager ses coups de cœurs et ses coups de gueules, et est une fervente supportrice de l'équipe de rugby locale dont elle ne loupe aucun match.

Il y a aussi Nick Frost, le gardien du temple technologique du coin. Le propriétaire de l'unique cybercafé à la déco kitchissime, répondant au doux nom de « My neighbour Predator» - perso, Allegra préfère Totoro à Predator, mais chacun ses goûts - et que tout le monde appelle simplement le « Predator ». C'est quand même de là que la jeune femme fait transiter toutes ses communications électroniques. Nick est un type hors du temps et hors norme. Un grand escogriffe à la peau chocolat noir, avec une large et dense auréole de cheveux crépus, qui s'habille comme dans les années soixante-dix, et vit en couple avec un guerrier maori, un pilier de l'équipe de rugby locale, dont la gentillesse hors terrain est proportionnelle à sa férocité pendant les matchs : phénoménale.

Et puis, il y a Rob Martins.


Les tribulations d'Allegra MullerOù les histoires vivent. Découvrez maintenant