Les tribulations d'Allegra Muller

63/ Soupçons et gros mensonges

C'est le pompon ! Il y avait bien quelqu'un ici la veille. Et ça n'est pas la première fois qu'il venait. Le petit bout de terrain n'est pas seulement piétiné, il est habitué à l'être. Un foyer entouré de pierres noircies, l'aplat de l'emplacement du couchage, la branche dont l'écorce conserve le passage de la corde qui a servi à mettre la nourriture hors de portée des animaux.

Soulagée de ne trouver aucun détritus, Allegra s'est avancée jusqu'au bord du petit promontoire qui surmonte la vallée. Elle admire le paysage. Elle voit bien sa maison d'ici. Surtout avec ses jumelles... On voit même un peu trop bien sa maison...

Elle est là. À quelques mètres. Il pourrait presque la toucher. Il se garde bien de le faire. Il voit son petit air contrarié. Quelque chose la chiffonne. Aurait-il laissé traîner un indice ? Non. Il a été très prudent. Il ne reste que les traces naturelles du passage de quelqu'un. Rien d'identifiable.

Allegra lève les yeux vers un amas rocheux agrippé à la pente qui continue de grimper vers le sommet. Elle a l'impression d'être observée. Et si...

Elle repart brusquement d'un bon pas. Elle ne court pas, mais en est proche. Il sourit. Elle a enfin retenue la leçon. Pas trop tôt.

— Je vous dis ce que j'ai vu.

— Certes, Mlle Muller, mais rien ne dit que ce campeur en a après vous.

— Non. Rien. Mais c'est quand même perturbant. On ne voyait que ma maison à des kilomètres à la ronde.

— Probable qu'il vous a envié.

— Envié ?

— Un tel cadre de vie n'est pas permis à tout le monde.

— On échange ?

— Mlle Muller...

— C'est bon, Ari. Je vous laisse. Je dois finir une trad soporifique.

— Bonne chance, Mlle Muller.

— C'est ça. Oui. Comme si la chance avait quelque chose à voir avec l'application de compétences...

Quand Ari raccroche, il sourit. Qu'elle que soit sa vie désormais, Allegra Muller a toujours un caractère franc et entier. Sans compter qu'elle a oublié d'être sotte. Il reprend son téléphone et compose un autre numéro.

— Tu ferai bien de dégager fissa, Shade ! embraye-t-il dès que son interlocuteur décroche.

— C'est déjà fait.

— Tu ne dois plus y aller.

— Je sais.

— Tu vas la laisser tranquille ?

— Je vais la laisser refaire sa vie. Oui. Je crois qu'elle a quelqu'un...

— Vraiment ? Elle ne m'en a pas parlé.

— Pourquoi l'aurait-elle fait ?

— Parce que je le lui ai demandé pour être sûr qu'elle ne tombe pas sur un petit malin qui essayerait de l'approcher avec de mauvaises intentions.

— Et bien, elle n'a pas obéi... Quelle surprise !

— Je vais voir. Je te rassure ou tu t'en fous vraiment ?

— Je veux un rapport.

Ari raccroche en soupirant. Maintenant, il est préoccupé. Il connaît suffisamment Shade pour savoir qu'il ne lâchera jamais Allegra. Pour cela, il aurait fallu qu'elle disparaisse réellement. Or Dieter ne l'a pas permis. De manière délibérée, il s'est fabriqué une chaîne.

Pourtant, c'est bien lui qui, un soir de novembre, vingt ans plus tôt, avait commencé sa carrière dans le sang en brisant toutes les attaches que la vie lui avait donné à la naissance. Ce carnage avait transformé Dieter Wolf en ombre, faisant de lui Shade. Ari Walker en avait été un témoin involontaire, une victime dont le destin devait être irrémédiablement lié à celui du voleur.

Le néo-zélandais ne regrette pas ce retour vers l'humanité de Dieter, mais il craint qu'il ne déchaîne d'autres situations sanglantes s'il n'y prend garde. Allegra en refusant de devenir Daphné Blake est restée dans la ligne de mire de Smith. Ce dernier a déjà repris contact. Il lui a confié un petit travail sans danger. Une interprétation d'une conversation volée. Pour le moment rien de grave. Mais qu'en sera-t-il à l'avenir ? Qu'en sera-t-il si l'organisation de Smith découvre que Shade est toujours vivant ? Qu'il opère sous un nouveau nom ? Qu'il les ridiculise toujours en se jouant de leurs pièges ?