Les tribulations d'Allegra Muller

30/ Proposition dangereuse

— Je crois que si ! lance-t-elle d'une voix plus crispée qu'elle n'aurait voulu. Au contraire. Vous avez la clé avec votre fichu fichier dessus. Je vous la laisse. Moi, j'ai autre chose à faire que me trouver au milieu de vos histoires à dormir debout ! Je me suis pris une balle ! Cazzo !

L'inconnu s'est levé. Elle remarque son costume impeccable et son air d'en savoir plus que tout le monde. Cet homme au teint mat a les yeux les plus gris qu'elle n'ait jamais vu. Il émane de toute sa personne la confiance de celui qui détient le pouvoir.

Allegra se crispe sur la poignée de la porte qui tourne dans le vide. Elle jure en plusieurs langues et s'apprête à injurier les occupants du bureau, quand le rire de Shimada emplit brusquement tout l'espace et la surprend. Son regard passe de l'inconnu silencieux à son patron hilare.

Elle prend soudain conscience que, malgré son expérience de la diplomatie et sa fine observation du monde politique et économique qui l'a toujours entourée, elle se trouve dans un jeu de faux semblants dont elle ne maîtrise absolument pas les codes. En deux enjambées, Shimada a rejoint Allegra près de la porte. Il l'incite à aller se rasseoir gentiment.

— Je vous assure que vous ne craignez rien avec nous, Mlle Muller. M. Smith et moi sommes désolés de ce qui vous est arrivé. Je ne pensais pas que ça irait aussi loin. Mais quelle idée aussi de porter cette clé sur vous !

— Vous n'allez pas vous y mettre, vous aussi !

— Moi aussi ?!

— Peu importe ! C'est quoi ces salades ?

— L'objectif final était que le fichier tombe entre de mauvaises mains. Pas que vous le conserviez à tout prix... Je ne m'attendais pas à autant de loyauté venant d'une simple traductrice...

— Pardon ?

— Votre obstination a fait capoter une opération menée de longue date pour infiltrer et démanteler un réseau de vol de brevet industriel, Mlle Muller, dit enfin Smith d'une voix sèche en s'adossant au bureau pour faire face à Allegra. Voilà nos « salades ».

Ottavio Smith, puisque c'est son nom, explique que l'affaire a une importance internationale. À aucun moment, il ne parle de Matthew Fox. Il semble croire qu'elle a échappé aux coréens seule. Il ignore donc qu'elle est en rapport avec l'un des voleurs qu'il voulait sans doute attraper.

À moins que Fox ne soit une pièce non prévue sur l'échiquier ? Le contrat a été mis sur le marché pour que les coréens l'emportent. L'intrusion d'un autre voleur n'avait peut-être pas été envisagée. En tout état de cause, Shimada ne semble rien savoir de Fox, et Allegra se demande si elle doit en parler.

Quelque chose la retient. Elle ignore pourquoi elle ne le dénonce pas. Elle estime pourtant ne rien lui devoir. Il l'a sauvée, certes, mais il l'a poursuivie pour la même raison que les coréens. Il n'est définitivement pas du côté des gentils, même s'il l'a aidée...

— Mais tout n'est pas perdu, dit enfin Shimada après l'exposé de Smith.

— J'ai peur ne pas vous suivre. Encore. Pourquoi me dire tout cela ? Pourquoi me mêler encore plus à cette affaire ?

— Parce que vous pouvez encore nous servir. En fait, vous pouvez même sauver le coup, dit simplement Smith.

Allegra ouvre de grands yeux stupéfaits.

— Sauver le coup ?

— Nous avons une nouvelle mission pour vous. Mais je vous préviens déjà que cela comporte des éléments qui pourraient vous paraître... inattendus... ou inappropriés.

— Inappropriés ?

— Avant de poursuivre, je me dois de vous faire signer ceci. Votre collaboration sera bien sûr rémunérée à sa juste valeur. C'est à dire, beaucoup plus que pour une simple traduction, finit-il en faisant glisser une feuille vers elle.

Allegra se lève pour consulter le document.

— Un accord de confidentialité ?

— Vous comprendrez quand j'aurai éclairci la mission.

Allegra prend le stylo qu'il lui tend, hésite. Le doute s'intensifie.

— Je suis traductrice/interprète. J'espère que vous n'attendez pas de moi autre chose...

— Autre chose ?

— De plus... musclé ? ... Non. Oubliez ! dit-elle en signant avant de se rasseoir.

Allegra a les deux pieds dedans, elle en est consciente. Si elle veut s'en sortir, il faut coopérer. Et puis, elle ne peut s'empêcher d'être curieuse. C'est plus fort qu'elle.