Chapitre 30 : Athan

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            Ma Chris m'avait manqué. Cette fille pétillante, sûre d'elle et travailleuse. Elle est à la fois toujours la même : comme moi je l'imagine, comme je l'ai vu chaque jour en fermant les yeux pendant plus de quatre ans, et aussi très différente de celle que j'ai connue. Nous avons grandi. De plus, dans un système corrompu et défaillant. À deux doigts de voir notre univers s'écrouler en permanence, à chaque seconde de notre vie, depuis notre rencontre et jusqu'à aujourd'hui.

J'ai changé. Pendant plus de quatre ans, je me suis enfermé avec mon père. Bloqué dans le travail pour tenter de me recréer une vie que je perdais de jour en jour. Je n'ai pas vu grand monde pendant cette période. Je me suis renfermé sur moi-même. Je ne sortais plus. Je pensais juste à ma survie. Et à elle.

Je ne me suis jamais pardonné la façon dont je suis parti. Je lui ai même écrit des lettres que je n'ai jamais eu le courage d'envoyer. Je me suis perdu ces dernières années et j'ignore si je me retrouverai. Peut-être que je ne dois pas chercher à le faire. Que je dois juste avancer et prier pour réussir le Test. Même si les chances sont passées de minces à infimes en l'espace de quelques secondes. Douze pourcents de réussite. Un chiffre qui tourne en boucle dans ma tête. Douze pourcents. Douze. Je suis fichu.

            Nous commençons le programme par rattraper mes lacunes en logique mathématique. Je reprends les bases avec Chris. Conceptualiser et établir des relations logiques entre les symboles et les chiffres. Autrement dit, je dois raisonner. Un point critique quand on souffre d'une déficience intellectuelle. C'est avec la mémoire immédiate, la première faculté qui s'étiole. Donc je reviens à des exercices que je faisais quand j'avais six ou sept ans. C'est légèrement rabaissant. Mais je me suis fait une raison au fil des mois. Et même si je n'ai pas un égo surdimensionné, je dois le mettre de côté. C'est ma vie, mon avenir qui est en jeu.

J'avance petit à petit. Travailler avec Chris m'avait vraiment manqué. Elle me motive plus qu'elle ne se l'imagine. Et j'apprends. Je réapprends. Je m'améliore. C'est incroyable l'effet que sa présence a sur moi. Comme si elle complétait mon être. Tout est plus simple avec elle. Je me sens à ma place.

Malgré tout je sens bien qu'elle voudrait bien que je lui fiche la paix. Avant que je ne débarque devant chez elle il y a quelques jours, elle vivait sa vie. Elle m'avait oublié. Et maintenant, elle se retrouve à jouer les instructeurs et les baby-sitters avec un mec qui est déficient mental dans un monde où l'intelligence prône sur tout. Dans quoi je l'ai embarqué encore ? Je me raidis.

﹘ Athan ? Ça n'a pas l'air d'aller ?

﹘ Si ! Tout va bien.

Elle me fixe encore. Je mens toujours aussi mal. Mais elle ne relève pas. Comme elle l'a dit, nous ne sommes plus amis à ses yeux. Donc, ce n'est plus son problème.


           Des jours que je me concentre sur mes capacités mémorielles. Et encore une fois, ce n'est pas gagné ! Près de soixante pourcents de ce que j'avais appris pendant mes études, depuis que j'ai eu l'âge de lire, a disparu purement et simplement de ma mémoire. Sans parler des souvenirs. Avec mon père, nous y avons beaucoup travaillé, mais c'est comme si mon cerveau ne voulait pas s'en souvenir. Je n'avais plus qu'une solution, réapprendre. Créer de nouveaux souvenirs. Une nouvelle mémoire. En espérant que je ne fasse pas une rechute et oublie tout. Encore une fois. C'est ma plus grande crainte à ce jour. Faire une rechute quelques jours ou quelques heures avant le Test et ne plus avoir aucune chance de sauver ma peau. C'est un risque. Et cela m'empêche parfois de trouver le sommeil. Saloperie de mémoire !

Je suis sur les nerfs ces derniers temps, et clairement pas de bonne compagnie. Je m'isole de plus en plus. Comme avant. Je suis de plus en plus anxieux. Le soir au dîner, Chris et moi venons souvent à discuter de son dossier sur le Cénacle et de ses recherches. Chaque jour, elle trouve de plus en plus de rapports de mission. Des missions d'élimination. Des listes de noms. Des morts. Par centaines. Par milliers. Et je le sais. Je serais le prochain. Mon ventre se serre à chaque fois que j'y pense. Trop souvent. Je ne peux presque plus penser à autre chose.

Un matin, je prends la décision que cela suffit.

﹘ Qu'est-ce que tu fais ?

La voix de Chris dans mon dos ne m'étonne pas et pourtant je sursaute. Je suis tout juste en train de mettre mon sac sur mes épaules quand elle m'interpelle. J'ai l'impression d'être un enfant pris sur le fait alors qu'il vient de faire une bêtise. Deuxième fois en moins de deux semaines.

﹘ Je pars, je réponds sèchement.

Je dois prendre de la distance avec elle. Plus je reste, plus je m'attache, plus je me rappelle de nos moments passés, plus la rupture sera brutale. Et elle est inévitable. Autant qu'elle arrive maintenant. Avant que ce ne soit trop dur. Avant que sa perte ne me détruise.

﹘ Tu te fiches de moi ! s'énerve-t-elle. Tu ne vas nulle part Athan !

﹘ C'est mieux ainsi.

﹘ Pour quoi ? Pour qui ? Explique-toi, parce que là je ne te comprends pas.

Je ne lui réponds pas. Parce que je ne sais pas quoi lui répondre. Que puis-je lui dire ? Que je l'aime et que je me refuse à lui faire encore plus de mal que ce que j'ai déjà fait. Que je suis complètement fou d'elle et que je me sais condamné. Que je veux la préserver. Que la fuite est plus simple. Que je suis lâche.

﹘ Tu n'es vraiment pas croyable Athan. Je sais que tu es inconscient et parfois impulsif, mais je ne savais pas que tu étais idiot ! Tu te pointes comme une fleur après des années et me supplie de t'aider. Je le fais. Et maintenant, tu comptais partir comme un voleur. Après tout ce que j'ai fais pour toi.

Elle s'est approchée de moi pendant qu'elle me criait dessus. Le doigt pointé vers ma poitrine. Menaçant. Elle est vraiment, mais alors vraiment contrariée. Je ne l'ai jamais vu comme ça. J'aurai dû... la voir comme ça. Le jour où j'ai disparu.

﹘ Alors va-t'en Athan ! reprend-elle avec une voix qui commence à dérailler par l'émotion. Conduis-toi comme le crétin que tu as toujours été. Va-t'en et disparaît. Mais ne compte pas sur moi pour te sortir des griffes de la Garde et pour sauver tes fesses encore une fois. Tu as eu ta chance avec moi. Va-t'en ! Si tu franchis cette porte, je t'ordonne de m'oublier, car je ne veux plus revivre ce que j'ai vécu il y a quatre ans ! Je...

Il lui est impossible de poursuivre sa phrase puisque je viens de sceller ses lèvres avec les miennes. Ce baiser, il dit bien plus que toutes les paroles que j'aurais pu prononcer. Elle me repousse vivement après deux ou trois secondes qui m'ont paru une éternité. Je n'aurais pas vraiment dû faire ça, mais quand j'ai vu sa colère, sa peine et ses yeux s'embrumer sous le coup de l'émotion, je n'ai pas pu me retenir. Ça a été plus fort que moi.

﹘ Pardon, je souffle juste avant que sa main ne s'abatte sur ma joue.

Elle se retourne et file vers les escaliers. Après quelques secondes, j'entends une porte en haut claquer. J'ignore s'il s'agit de celle du bureau ou de la chambre. Je me retrouve seul, au milieu du salon, avec mon sac à dos sur l'épaule.

﹘ Pourquoi ai-je fait ça ? dis-je pour moi-même.

Je reste planté là je ne sais combien de temps, le discours de Chris, mon baiser, sa claque, tournant en boucle dans ma tête. Et je me dis que je ne vais pas lui faire ça une nouvelle fois. Je dois me battre, pour elle.

Obliquatur (en réécriture)Où les histoires vivent. Découvrez maintenant