Chapitre 2 : Chris

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            Papa et Allia sont dans la cuisine, prenant leur petit-déjeuner. Seul mon père lève la tête en m'entendant descendre, un léger sourire au coin des lèvres. Allia, elle, est absorbée par sa lecture et son bol de céréales. Elle ne me calcule pas, et grand bien m'en fasse, je préfère que ce soit ainsi. Je lance un signe de main à papa en guise de bonjour et sans que je ne m'y attende, me retrouve nez au sol, le corps étendu par terre.

﹘ Ça va bien ma puce ? me demande mon père avec sa gentillesse légendaire en me tendant la main pour m'aider à me relever.

Je réussis à n'exprimer qu'un aïe sourd, difficile à percevoir au travers de mes mâchoires serrées. Je me remets tant bien que mal sur mes pieds, tout en me massant la cuisse de la main pour atténuer la douleur. Je suis sûre que j'aurai un énorme bleu demain matin.

﹘ C'est bon papa, je n'ai rien.

Mais je ne l'ai clairement pas persuadé. Mon visage exprimant à la fois la douleur et la colère.

﹘ Encore une fois Neige ne t'a pas fait de cadeau, plaisante-il.

﹘ C'est bien vrai. Et je crois que ce chien va me rendre folle.

          Neige fait partie de la famille depuis le décès de ma mère. De ce que l'on disait, un chien est idéal pour les enfants qui surmontent un deuil. Mais moi, je déteste cette bête ! Je sais, je suis un monstre. Mais si vous saviez. J'étais encore très jeune quand nous avons pris Neige et finalement, c'est ma sœur qui s'en est le plus occupée, qui l'a dressée et en quelque sorte forgée à son image. Et Allia ne peut pas être comparée à une personne délicate, responsable, calme. Bien au contraire, c'est une véritable tempête. Colérique, égoïste, impatiente, ma sœur a tout pour elle. Et comme je vous l'ai déjà dit, elle aime défouler ses nerfs sur sa petite sœur. Ainsi, Neige est une vraie pile électrique, qui court dans tous les sens, ne s'arrête jamais, renverse les bibelots et fonce où il le souhaite quelque soit ce qui se trouve sur son chemin. Et ce matin, c'était moi.

Je vois ma sœur rire dans sa barbe à l'autre bout de la cuisine, fière d'avoir vu ma chute magistrale. La seule chose que je peux faire c'est de lui lancer un regard noir, je ne veux pas m'embrouiller avec elle, mais seulement lui faire comprendre qu'il valait mieux qu'elle s'arrête de rire. Je n'ai pas grand pouvoir sur elle, mais une chose est sûre, elle ne souhaite pas que notre père soit au courant de notre relation conflictuelle. Mon regard lui signifie bien que je suis encore en mesure de parler à notre père. Son sourire s'évanouit alors aussitôt. Je le payerais sûrement cher plus tard, mais tant pis.

﹘ Bien, les filles, il faut que je vous parle, nous annonce papa.

Ce genre de phrases est généralement mauvais signe. Je l'écoute en me dirigeant vers le comptoir pour me préparer à manger, une boule se formant petit à petit au creux de mon estomac.

﹘ Je vais être un peu absent. Le Cénacle est en pleine révision et à la recherche d'un nouveau membre. Tous les conseillers sont appelés pour mettre en place la succession. Par conséquent, je vais avoir des journées à rallonge et je vais devoir me rendre à la capitale, souvent, ces prochaines semaines. Mais vous êtes assez grandes pour vous débrouiller seules.

Mon cœur se serre à ses paroles. J'allais me retrouver seule, dans cette maison, avec pour seule compagnie ma sœur et je savais que j'allais en voir de toutes les couleurs.

﹘ Combien de temps pars-tu exactement ? Je me hasarde à demander.

﹘ Il devrait y en avoir pour un mois, au maximum. Juste le temps qu'un nouveau membre soit désigné et qu'il puisse prendre ses fonctions. Mais je ne vous abandonne pas, ne t'en fais pas, ajoute-t-il comme en réponse à mes pensées. Je rentrerai à la maison la plupart du temps, c'est seulement que je serai un peu moins présent. Mais je vous fais confiance, vous vous en sortirez très bien, finit-il en nous prenant une main chacune avec un large sourire.

J'ai l'impression qu'il cherche à se convaincre lui-même que tout irait bien plutôt que de nous rassurer. Pour ma part, à ce moment précis, je sombre lentement dans la panique. Mes muscles commencent déjà à se tétaniser. Mon cœur s'emballe. Mon esprit se fige dans la terreur. Du coin de l'œil, je vois Allia, une étincelle dans les yeux. Elle ressent mon désarroi et je ne peux rien y faire. Pire, elle s'en nourrit. J'imagine qu'elle réfléchit déjà au meilleur moyen de me faire peur, de me faire mal.

            Allia n'est pas méchante dans le fond. Avec les autres, la plupart du temps, c'est un ange. Mais avec moi, elle est machiavélique. Elle invente toujours les meilleurs plans pour me faire souffrir, me laissant parfois des marques de nos affrontements. Mais ce ne sont pas les séquelles physiques que je redoute. Les plaies physiques guérissent avec le temps, la peur, elle, s'insinue dans la chair, dans les muscles, jusqu'à l'os me provoquant bien plus de mal. Je préfère avoir un bleu que de sentir la sueur couler le long de mon dos, que de ne plus contrôler mon corps tant mes membres sont crispés, de ne plus pouvoir respirer, tant je redoute la suite des événements. Voilà ce que je ressens la plupart du temps. Voilà ce que je vais ressentir pendant près d'un mois. J'aurais beau supplier mon père du regard, je pourrais réclamer à cor et à cri qu'il reste avec moi, insister telle une enfant faisant un caprice, il ne pourrait rien faire. Il devait partir, il n'avait pas le choix.

          Mon père, Charlie, travaille pour le régime Callidus et pour le Cénacle. Il fait partie des conseillers les plus respectés du gouvernement. Il y travaille depuis toujours, du moins du plus loin que je me souvienne, mais depuis sa promotion, il a un bien meilleur poste, avec des responsabilités que j'ai du mal à concevoir. Jamais il n'avait eu à s'absenter pour son travail, même si parfois il rentre extrêmement tard, mais jamais non plus, il n'avait eu à gérer la succession d'un membre du Cénacle. C'est un événement assez rare. En effet, les membres du Conseil restreint du régime Callidus restent quasiment à vie à leur poste, il leur faut une très bonne raison pour quitter leurs responsabilités.

Malgré l'énorme boule qui s'est formée dans mon estomac, je comprends la situation et je ne lui en veux pas. Alors qu'il tient encore nos mains, je serre la sienne pour lui communiquer mon soutien avant de lui dire :

﹘ Tu peux compter sur nous papa. Tu n'auras aucun souci à te faire, et tu pourras te concentrer sur ton boulot. Tu peux nous faire confiance, n'est-ce pas Allia ? je demande à Allia sur un ton piquant, l'incitant à me suivre.

﹘ Oui bien sûr ! Tu nous connais, nous sommes de vraies petites filles modèles ! déclare-t-elle avec dédain.

﹘ Ce n'est pas vraiment ce que je dirais, se hasarde mon père en réponse à Allia. Vous êtes des amours, c'est certain, mais vous savez aussi vous montrer irascibles toutes les deux et me rendre la vie difficile. Et c'est aussi pour cela que je vous aime.

Sa réplique me fait rire, il nous connaît bien l'une et l'autre. Du moins, il nous connaît individuellement.

Son air radieux me fait réellement plaisir. Nous avons alors vraiment l'air de la plus heureuse des familles, une famille unie, modèle. Nous trois dans la cuisine, main dans la main, à rire aux éclats. J'aurais tant aimé que ce moment dure toujours. Mais ce n'est pas la réalité. Alors que papa vient de sortir de la cuisine pour se préparer à partir en ville, Allia m'attrape le poignet et me tire vers elle. Sa manière de me tenir m'oblige à la regarder dans les yeux. Et malgré sa grande taille (elle fait bien une tête de plus que moi) je la fixe droit dans ses iris vertes.

﹘ On va bien s'amuser, n'est-ce pas sœurette ? me demande-t-elle de son air arrogant.

Cette question n'attend pas de réponse. Je connais Allia. Si j'avais répondu, j'aurais mis de l'eau à son moulin, une nouvelle raison pour elle de s'en prendre à moi. Elle lâche mon poignet, me libérant par la même occasion et me permettant de sortir de son champ d'action.

﹘ Je sors ! je lance aussi fort que possible, pour que mon père entende à l'étage. Passe une bonne journée papa.

           Je prends la laisse de Neige et j'attache le chien. Ma sœur ne m'a pas quittée des yeux. Elle sait très bien que je déteste sortir Neige, mais que pour l'heure, c'est mon seul moyen de quitter cette maison sans que mon père ne se pose de question. Il me répond un "Bonne journée ma puce" du haut des escaliers, et je sors le plus rapidement possible, essayant de mettre le plus de distance possible avec cette maison, de ma sœur.

Le soleil me brûle les yeux. Je me suis mise à lever la tête vers le ciel bleu en soupirant : Comment cette journée aurait-elle plus mal commencer ? Je suis partie pour une balade qui, me connaissant, allait bien durer la matinée. Un semblant de liberté.

Obliquatur (en réécriture)Où les histoires vivent. Découvrez maintenant