Chapitre 6 : Chris

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          Me voilà à deux pas de la maison. Cela fait presque trois heures que je l'ai quittée. Trois heures de liberté. Elles sont passées à la fois si vite et ont été si intenses.

La voiture de papa est absente, signe qu'il est parti. En même temps, à quoi je m'attendais. Je prends une profonde inspiration avant de franchir la distance qui nous sépare de la porte d'entrée. Et avant même que je ne l'atteigne, Allia ouvre la porte. Neige se met d'un seul coup à s'agiter. On penserait en le voyant comme ça, qu'Allia agit sur lui comme un jouet pouet-pouet, qui dès que l'on lui agite sous le nez, l'excite instantanément.

L'image se dessine tout de suite dans mon esprit et je pouffe de rire, bien malgré moi. Une joie de bien courte durée puisque Allia ne manque en rien mon laisser-aller. Je vois se dessiner sur son visage une expression étrange. Un mélange d'animosité malsaine et de mépris. Je range instantanément mon sourire, bien loin en moi. Je ne souhaite pas la mettre en colère plus que de raison. Et je sens déjà qu'elle va me faire regretter mon manque.

Avant qu'elle ne puisse dire ou faire quelque chose, je fonce à travers l'entrebâillement de la porte et monte le plus rapidement possible les escaliers. Je dois m'éloigner au plus vite de cette situation très dangereuse pour mon derrière.

          Je claque la porte de ma chambre derrière moi. Malheureusement pour moi, il n'y a pas de verrou. Papa n'a jamais voulu en poser un. Il ne comprenait d'ailleurs pas pourquoi j'en avais besoin. Bref, pas de verrou signifie aucune possibilité pour moi d'empêcher Allia de venir. Et j'avoue que je préfère largement subir les frasques de ma sœur en dehors de ma chambre. Je veux que cet espace reste mon sanctuaire.

J'étais à un point excitée ce matin par la journée qui s'annonçait, malgré le réveil brutal, que j'ai laissé ma chambre complètement en plan. Le lit est en vrac, la moitié des coussins jonche le sol, mon volet n'est même pas entièrement ouvert donc je ne profite que partiellement de la lumière extérieure et de la chaleur des rayons du soleil. Ma salle de bain n'est clairement pas dans un meilleur état. Un élastique à cheveux cassé dans le lavabo, une serviette sur le sol. Et encore je préfère ne pas tout vous dire. Une chose est certaine, cela m'exaspère au plus haut point. En moins de deux minutes, tout est remis en ordre. La tornade Chris en grande forme aujourd'hui.

Voilà qui est mieux. Ma chambre, mon sanctuaire à nouveau représentatif de qui je suis. Les murs, les meubles, les accessoires, tout est d'un blanc clair. Cette couleur m'apaise. J'ai l'impression d'être dans les nuages ou dans les limbes. Bref, dans un endroit rien qu'à moi, loin des autres. Je suis dans ma bulle. La pièce est à nouveau ordonnée, comme moi. Une fois que tout est net, mon esprit l'est également.

         Il est onze heures. Incroyable à quel point cette matinée est passée à une vitesse fulgurante. Je me pose à mon bureau comme à mon habitude, et prépare tout ce dont j'ai besoin. Mon ordinateur, mon carnet de note, mon stylo préféré et le plus important mon livre de droit.

Mon père a toujours été impressionné. Depuis que j'ai douze ans, je suis passionnée par le droit. Il n'a jamais compris d'où cette lubie me venait et moi non plus je dois bien l'avouer. Pour ce qui est de l'Histoire c'est déjà plus facile à comprendre, je vis dans le passé, depuis toujours. Et pour moi l'Histoire et le droit sont fondamentalement liés. Le passé me permet de comprendre ce que nous étions et ce que nous sommes devenus. Comment nous avons évolué en tant qu'Hommes, quelles sont les erreurs qui ont été commises par le passé et qui jamais ne doivent être reproduites. Voilà ce que je crois. Aujourd'hui, j'ai quinze ans et je n'ai jamais dérogé à ces passions. Je ne suis pas comme tout le monde, et c'est bien mieux comme ça.

Je m'installe confortablement à mon bureau. Me connaissant, j'en ai pour un bon moment alors autant être bien installée. Je me mets au travail, mais clairement je ne suis pas concentrée. Je reste assez perturbée par le fait qu'Allia ne soit pas encore venue me trouver. Je relis au moins trois fois la page sur laquelle je suis et je me rends compte que la moitié de mes prises de notes sont soit illisibles, soit incomplètes. Cela n'a aucun sens, je suis terrifiée par ma sœur alors même qu'elle n'est pas là. Je ne peux pas continuer ainsi. Je dois absolument travailler et pour cela il faut que je sois concentrée. Mais dans cet objectif, je dois éliminer ma peur de ma tête, et donc, aller affronter Allia.

         Je prends mon courage à deux mains. De toute façon, je n'ai plus huit ans. Aujourd'hui, je suis apte à me défendre. Malgré mon courage et ma détermination, je suis pétrifiée. Je pense n'avoir jamais descendu ces marches aussi lentement.

Quand j'arrive en bas, Neige est couché dans son panier, paisible. Allia elle est attablée dans la salle à manger. Je m'approche et m'assois en face d'elle.

﹘ Eh, papa est parti à quelle heure finalement ? je lui demande pour engager la conversation.

﹘ Juste quelques minutes après toi.

﹘ Qu'est-ce que tu lis ?

Elle daigne enfin lever les yeux vers moi. Son regard est glacial, comme d'habitude, mais je n'y vois aucune agressivité, étonnamment aucune méchanceté. C'est un tout autre sentiment, mais je n'arrive pas à mettre le doigt dessus. J'avoue que je suis perplexe.

﹘ Un essai sur les méthodes d'entraînement au combat, me répond-elle posément. J'ai acheté un livre il y a deux jours environ. Je compte m'engager, ajoute-t-elle avant de replonger dans sa lecture.

J'en reste comme deux ronds de flan. Clairement je m'attendais à tout sauf à ça. Non seulement son attitude est étrange et voilà que du jour au lendemain, elle veut s'engager dans la Garde. Pourtant, elle n'a jamais montré de motivation pour ça et ne s'est jamais entraînée pour.

﹘ Oh ! C'est... intéressant. Je ne savais pas que ce monde-là t'attirait. Je trouve ça très bien.

Elle se met tout à coup à rire. Un rire presque sourd, assez difficile à percevoir. Elle relève à nouveau la tête et me fixe avec un sourire narquois.

﹘ Franchement Chris, à quoi tu joues ? Tu ne veux pas plutôt remonter te cloîtrer dans ta chambre et me laisser tranquille.

Je sens qu'il ne vaut mieux pas que j'insiste. Je préfère m'en aller avant de déclencher une tornade que je ne souhaite pas voir.

﹘ Chris, m'interpelle Allia juste avant que je n'entame la première marche de l'escalier, papa m'a dit qu'il serait absent pendant au moins deux jours avant d'avoir la possibilité de repasser à la maison. Je te conseille de bien faire attention à toi et d'éviter de venir m'importuner ou me fatiguer avec tes questions banales.

Elle m'a dit ça avec un calme olympien, sans jamais baisser le regard. Sur ces derniers mots, j'ai vu un rictus naître sur son visage. Son expression me donne la chair de poule. Ce sentiment que j'ai perçu dans son regard, sur lequel je n'arrivais pas à mettre le doigt, c'était ça. Bien sûr qu'elle n'était pas agressive ou méchante quand je l'ai importunée. Non. C'était du sadisme. Une joie limpide en pensant à ce qu'elle va apprendre. La Garde. Un corps d'armée. Une formation au combat. Et moi, face à Allia, une cible.

Je ne prends pas la peine de répondre, ce serait bien à mes risques et périls, et je gravis les marches à vive allure. Je claque rapidement la porte de ma chambre et m'adosse contre elle. Mes jambes tremblent tellement que j'ai du mal à tenir debout. Je crois comprendre la tactique de ma sœur. Là où il y a quelques années, elle pouvait s'en prendre à moi physiquement, maintenant elle s'attaque à mon mental. Et le pire, c'est qu'elle y arrive très bien. Je suis terrorisée face à ce qui m'attend. 

Obliquatur (en réécriture)Où les histoires vivent. Découvrez maintenant