CHAPITRE 40 - Visites surprises

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La Licorne chantante était un établissement coquet et charmant, en particulier si on tenait compte du fait qu'il n'y avait aucun point de comparaison, étant donné que c'était le seul du coin.

J'y séjournais depuis trois jours quand je réalisai qu'il y avait un bar. Après cela, je perdis un peu la notion du temps. Mes journées se ressemblaient toutes. Je me réveillais, me retournais dans mon lit, me rendormais. Quand le service de chambre frappait à la porte (ou du moins j'estimais qu'il s'agissait du service de chambre, car mon intérêt pour tout ce qui se passait à l'extérieur de mon lit était plutôt limité), je grognais et les envoyais paître. Je ne mangeais pas, ou peu, et me faisais tout livrer dans ma chambre. J'avais vidé le mini bar en quinze minutes : un record.

Je n'étais pas amie avec le personnel, et étant donné qu'ils ne faisaient pas partie de ma famille et qu'ils ne connaissaient pas mon arbre généalogique, je profitais de l'occasion, trop belle, d'être odieuse sans qu'il puisse y avoir la moindre conséquence.

Enfin, c'était ce que je croyais.

Car au bout d'un certain temps (des jours, des semaines peut-être), le propriétaire de l'établissement entra de force, utilisant un trousseau de clefs qu'il portait à la ceinture. Il ouvrit les rideaux d'un geste brusque et la lumière inonda la pièce, m'aveuglant.

— Qu'est-ce que vous foutez putain ! m'exclamai-je dans un borborygme que j'estimais compréhensible. Vous n'avez pas le droit d'entrer ici ! J'ai payé cette chambre pour le mois !

Il s'approcha de moi avec un sourire victorieux, et un frisson de sueur froide coula le long de mon échine sans que je ne puisse me l'expliquer. Sa moustache frémissait d'anticipation.

— Et le mois est écoulé. Nous n'avons plus aucun engagement auprès de vous, et nous aimerions que vous quittiez l'établissement. Elle a été réservée par un charmant couple en lune de miel.

Je lui lançai un regard noir, tentant de rester indifférente à cette sentence.

— Vous mentez, fis-je, mauvaise.

Il souleva entre son index et son pouce l'une de mes nombreuses bouteilles vides et l'inspecta, l'air dégoûté.

— Je ne mens certainement pas ! fit-il, offusqué. Vous n'avez, de toute façon, pas la trempe pour cet établissement. Vous vous saoulez du matin au soir en restant dans votre chambre, sans même prendre la peine d'essayer de vous socialiser avec les autres invités ! Moi, je vous le dis, c'est la dernière fois que j'accueille des voyageurs pour une longue durée !

Sur ces mots, il eut un mouvement souple et net de son poignet avec sa baguette. Mes affaires s'empilèrent proprement dans mes bagages.

— Je vous laisse une heure pour mettre les voiles, m'annonça-t-il, et j'eus l'impression qu'une épée de Damoclès était soudain au-dessus de ma tête. Après cela, je vous mets dehors moi-même s'il le faut, mais dans votre intérêt, je ne vous le conseille pas, menaça-t-il.

Je le détestais. Quel vieux croûton ! J'hésitai l'espace d'une seconde à faire appel à la carte « ma mère est ministre, sale con », mais d'une, elle serait bientôt à la retraite et de deux, cela aurait beaucoup trop ressemblé à un comportement digne de mon frère. J'étais au-dessus de ça. Je profitai de ce moment de lucidité pour examiner l'intérieur de ma bourse et constatai que mes finances s'étaient sacrément écroulées. J'eus l'impression qu'une pierre venait de tomber dans mon estomac. Qu'est-ce que j'allais faire ?! Et qu'est-ce qui m'avait pris de passer tant de temps à m'apitoyer sur mon sort en dilapidant toutes mes économies ? Je savais pourtant que j'étais plus intelligente que ça.

Je me mis à regretter d'être partie. Puis, je pensai à toutes les raisons qui m'avaient poussé à ce choix et je revins aussitôt sur mon regret. De la bile roula le long de mon œsophage. J'étais partie, car je ne pouvais plus rester et je ne pouvais pas m'autoriser à penser ainsi. Je poussai un long soupir et balançai mes jambes par-dessus mon lit. Je manquai de peu de me rétamer par terre et me rattrapai de justesse sur le lit. Il était temps que je me reprenne en main.

Tout au bord du mondeOù les histoires vivent. Découvrez maintenant