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Aléan

24 ans, Santa Cruz

" Comment mourir sans vraiment
mourir ? Aimez quelqu'un qui ne
vous aime pas. "

L'absurdité de la situation me retourne le cerveau. Mes pieds foulent le sol poussiéreux, et s'alourdissent à mesure que j'approche du lampadaire fixé dans le sol. Je m'appuie de tout mon poids contre le métal rouillé, et continue d'observer vaguement l'eau du fleuve artificiel dessiner des formes au gré du vent.

Ne devrais-je pas courir dans la direction opposée ? Ne devrais-je pas implorer de l'aide ?
Que fait-il là ? Pourquoi maintenant ? Pourquoi après tout ce temps ? Que veut-il de moi ?

Il m'est impossible d'avoir un raisonnement cohérent. Mon cerveau refuse de coopérer, et m'enfonce au plus bas.

Pourquoi faut-il que le premier homme que j'aie aimé, revienne des années trop tard ?

—Aléan.

C'est réellement lui. Ça ne peut être que lui. Même si des années me séparent de la dernière interaction que j'ai eu avec lui, mon corps réagit à la voix flegmatique de mon père.

—Réponds-moi, m'ordonne-t-il sur un ton impatient en me rejoignant au bord du pont, appuyé contre la barrière qui nous sépare du vide.

La pression me fait perdre tous mes moyens, et subitement, je redeviens l'enfant qui préférait s'étouffer dans ses geignements de douleur, plutôt que de s'attirer les foudres de son père qui risquait de l'entendre à tout instant.

Je peine à maîtriser mon self-control, l'esprit perdu dans les milliards de souvenirs qui m'envahissent. Je suis transpercé de toutes parts par les coups, les mots, les excuses bafouées, le sang...

La difficulté que j'éprouvais à traîner mon corps meurtri d'hématomes contre le parquet, pour échapper à mon père avant qu'il ne m'enferme au sous-sol.

Les innombrables bouteilles de bière perdues sur le sol, qu'il s'amusait à briser contre mon crâne.

Les multiples femmes qu'il ramenait à tour de rôles, et qui n'avaient pas meilleure allure que lui.

Je détestais sa présence à la maison, mais je détestais encore plus lorsqu'il n'était pas là, et qu'il abusait tellement de la boisson qu'il en oubliait son adresse, son identité, son fils...
Il passait des nuits complètes à errer dans les rues, tandis que mon frêle corps d'enfant ne parvenait pas à atteindre la poignée de la porte d'entrée pour la fermer convenablement en son absence.

Je me déteste de l'avoir tant aimé, malgré ce qu'il était.

Mais il n'y avait pas d'autres issues, j'avais à peine trois ans, et je communiquais avec mon propre reflet pour ne pas me sentir seul.

Alors comment m'en vouloir de m'être désespérément raccroché à l'idée qu'il y avait une personne sur terre que je pouvais appeler « papa » ?

—Aléan ! Gronde-t-il en claquant sa paume contre le réverbère sur lequel je suis appuyé.

J'ose lever le regard dans sa direction. De si près, son visage n'est plus si étranger que ça. Malgré les traits de vieillesse qui parcourent son front et ses joues, ses yeux verts restent les mêmes. Aussi bien que sa barbe, ses cheveux bruns, sa carrure imposante, et opposée à la mienne.

Sharpened sensesOù les histoires vivent. Découvrez maintenant