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« ce soir la vie n'en vaut tellement plus la peine »
Déborah Garcia


Filyn

24 ans, Santa Cruz

Une envie accrue de l'embrasser me tourmente depuis qu'on a quitté son lieu de travail. Aléan ne daigne pas regarder dans ma direction une seule fois, même s'il ne relâche pas la pression autour de mon corps. Son bras soutient mon dos, tandis que j'appuie le mien sur ses épaules afin d'éviter de trop stimuler ma blessure. Le chemin s'obscurcit, mais je laisse aveuglément Aléan me guider, comme toujours.

Putain, c'est difficile de continuer à marcher dans une direction qui va nous briser en deux, et de le tenir si près de moi en ce moment même, que sa chaleur m'inonde. Mon corps se met à trembler lentement et Aléan le remarque, il s'arrête momentanément, me regarde... Il me regarde. Vraiment. Il me voit enfin après ces derniers mois de tourmente. Ses yeux émeraudes brillent sous les faibles reflets de la lune, et je vois à travers eux qu'il comprend ma détresse, une détresse qu'il partage.

— Filyn, qu'est-ce qu'on fait ? Demande-t-il à voix basse. Qu'est-ce qu'on est en train de faire ?

Notre incapacité à nous nuire nous porte défaut.

Je fronce douloureusement mes sourcils lorsqu'il coince son visage apeuré entre ses paumes de main, comme s'il réalisait enfin les enjeux de cette soirée.

— Quand je suis revenu ici, murmuré-je. Je ne voulais qu'une chose : toi.

— Tu ne m'as jamais perdu, répond-il dans l'immédiat. Je ne t'en veux pas. Reste cette fois-ci, je t'en supplie.

Sa précipitation était causée par la panique, qui provenait elle-même de la peur. La réalisation. Il n'avait jamais essayé de m'en vouloir, je n'avais jamais réussi à lui en vouloir, et on culpabilisait de ne jamais parvenir à avoir une discussion mature dans laquelle on exposerait alternativement nos torts, afin d'essayer d'aller de l'avant, parce qu'on n'avait jamais appris à se pardonner. Il y avait une sorte d'attirance indéfectible qui nous reliait l'un à l'autre, et qui nous préservait des désaccords, sans quoi, on ne pouvait savoir ce que ça faisait de se tenir rigueur.

— Tu sais que c'est faux. Tu m'as détesté, et je t'ai détesté...

— Mais je ne veux plus m'endormir un seul soir sans toi. Je ne peux plus survivre, alors reste, m'implore-t-il avec désespoir.

— Je veux juste qu'on avance.

— Tu vas nous détruire.

J'ai peur. Parce qu'Aléan fait actuellement tout ce que je craignais qu'il fasse depuis le début. Il inverse les rôles, et il se raccroche. C'est lui qui refuse d'avoir cette discussion désormais, et c'est lui qui encercle mon cou de ses mains tièdes pour attirer mon visage contre le sien. Son front se plaque contre mon front, et je ressens la lourdeur du désarroi qui s'arrime à nous. Son bout de nez frôle délicatement le mien, je crispe mes paupières lorsqu'il dépose ses lèvres sur les miennes, le cœur lourd de remords.

Une boule se forme au creux de ma gorge lorsque je me sens faiblir face à son contact, et lui céder l'accès à ma langue. On fléchit à mi-chemin. Incapables d'aller jusqu'au bout. Je me laisse glisser au sol contre le muret, les jambes flageolantes, et l'estomac retourné, tandis qu'il refuse de lâcher mes lèvres, et s'accroupît entre mes cuisses. C'est un baiser de désespoir, on le sait mutuellement, mais aucun d'entre nous ne se retient d'agripper l'autre de toutes parts. Ses cheveux fins filent entre mes doigts, sa main rafraichit la peau de mon ventre, juste en-dessous de ma plaie, alors qu'il tente maladroitement de s'asseoir sur mon bassin sans jamais me lâcher. Je me languis contre mon gré du contact tiède de sa langue dans mon cou, agrémenté par la pression qu'il exerce d'une main sur ma nuque. Et je ne parviens pas à empêcher mes doigts de s'accrocher à son dos, jusqu'à griffer de détresse sa peau douce.
Même comme ça, j'ai peur qu'il m'échappe...

Sharpened sensesOù les histoires vivent. Découvrez maintenant