Aléan
24 ans, Santa Cruz
—Vous appelez ça un café ? Se plaint le dernier client.
J'observe la tasse placée au creux de sa main, que je viens de préparer avec un désintérêt flagrant. Mon service se termine dans une heure, après quoi je pourrai aller chercher Filyn à l'hôpital, alors je concède de moins en moins d'efforts dans la préparation des commandes.
Il est allongé sur un lit d'hôpital depuis cinq jours, et même s'il est loin d'être rétabli, il peut enfin sortir, donc mon esprit a du mal à rester concentré.
—Je vais le refaire.
—Non, je veux être remboursé.
Et moi je ne veux pas être là, par contre je veux bien lui éclater la tasse dans la gueule. On a tous des envies et des rêves qu'on ne verra jamais se réaliser. Je feins un sourire en lui expliquant que c'est impossible, mais il hausse le ton, et finit par alerter mon patron.
—Un problème ? Déclare Mathéo.
—Je veux être remboursé.
—On ne fait aucun remboursement ici, rétorque-t-il. C'est écrit sur la porte d'entrée.
Le client jure dans sa barbe et prend la sortie, tandis que mon patron se tourne face à moi d'un air dépassé. Je n'ai fait qu'enchainer les maladresses ces derniers jours, et le regard désapprobateur qu'il me lance ne m'annonce rien de bon. Si je dois perdre ma seule source de revenu aujourd'hui, alors que je n'ai pas encore payé les frais d'hospitalisation de Filyn, ni le loyer de l'appartement, je suis définitivement foutu.
—T'assures pas ces derniers temps, hein ?
Je ne réponds pas, angoissé à l'idée qu'il me renvoie. Au lieu de ça, il dépose son tablier sur le bar, et me fait un signe de la main. Avant de sortir, il déclare :
—J'avais un truc à faire, ça tombe bien. Tu t'occupes de la fermeture pour ce soir.
Lorsque la porte vitrée se referme derrière lui, j'appuie mon front contre le comptoir avec désespoir. Et voilà comment je parviens à attirer la poisse, le seul soir où je suis supposé aller chercher Filyn. Bien joué Aléan. Je sors mon téléphone pour demander à Caleb de me rendre ce service, même si je sais qu'il déprime un peu ces derniers jours.
Après tout, il avait interrompu le mariage de Siham à l'instant où il l'avait prévenue des évènements. Elle était incapable de ne pas nous venir en aide, alors elle avait tout laissé derrière -autant son mariage que son fiancé- pour nous prêter main forte. Seulement, pendant que Filyn était embarqué par les urgences, et que je lisais sa lettre, Caleb tentait d'avoir une discussion sérieuse avec elle. Il l'a eue, et il s'est ensuite accroupi à mes côtés pour me soutenir, alors que ses yeux débordaient de larmes, mal dissimulées. Depuis, il reste chez lui et refuse de m'adresser un mot tant qu'il est dans cet état.
Ça me peine de les avoir vus grandir côte à côte, tomber amoureux, et se déchirer pour une erreur d'inattention. Ils s'aimaient vraiment, même s'ils ne le faisaient peut-être pas de la bonne manière. C'est le problème avec l'amour de jeunesse. Il détruit plus qu'il ne guérit, parce qu'il est sincère, pur, et trop faible pour affronter le monde adulte.
Il aspire à de grandes choses.
Beaucoup de projets, trop peu de temps, et de la déception.
Tomber amoureux jeune, c'est tomber amoureux pour la première fois, et tomber continuellement lorsque ça se finit.
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Sharpened senses
RomancePour Filyn et Aléan, grandir sous le même toit depuis leurs dix ans n'a rien d'une épreuve. Dans une maison où les murs résonnent des cris de parents abjects et où l'angoisse étouffe leurs rêves, leur amitié se tisse au gré des secrets et des douleu...