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Aléan

24 ans, Santa Cruz

Que les palpitations d'un cœur brisé soient lentes ou rapides, elles sont langoureusement stimulées par une douleur, qui finit par paralyser le muscle cardiaque. Voici ce qu'il reste d'un choc émotionnel : un état de sidération ; des larmes chaudes sur les joues ; et un silence de mort.

Sauf que Filyn a toujours été sujet à des crises d'angoisse, le stress est responsable de ses troubles du rythme cardiaque, mais les périodes de complication ne font que l'accentuer. En l'occurrence, ce ne sont ni les révélations du soir du meurtre, ni mon désarroi qui le poussent à s'effondrer sur ses genoux, mais bel et bien le fait que je viens de lui avouer que je souffre toujours d'un agglomérat de cellules, déformées par les radiations, dans le crâne.

Lorsqu'il s'acharnait à m'expliquer qu'il était responsable de la mort de Lucie, il y encore quelques secondes, je ne voulais rien entendre. D'une part parce que je le savais déjà depuis quelques jours, en ayant lu chacune des lettres qu'il m'avait rédigées, et d'autre part, parce qu'il l'exprimait de façon à ce que je le blâme. Je sentais que sa manière de s'avouer coupable reflétait une vile envie de subir une répression égale à son crime, comme s'il me convainquait que je devais cesser de lui offrir de l'affection, parce qu'il méritait la solitude. Comme s'il cherchait à se punir lui-même, pour un acte non commis délibérément.

Alors je l'ai contredit, encore et encore. Je me suis excusé, encore et encore, jusqu'à le pousser au bord du précipice de ses propres limites, parce que je refusais de le voir se détruire dans son mal-être, et qu'il méritait de se sentir retenu.

Filyn s'est incrusté sous ma peau quand je voulais l'arracher, il s'est mêlé à mes veines, il a tenu mon cœur entre ses paumes quand il ralentissait, et maintenant, il me demande simplement de le laisser partir, parce qu'il ne veut pas me voir souffrir face à la personne qu'il est devenu ?

N'a-t-il pas compris que je suis incapable de remplacer son nom par le mot "étranger" ?

Son altruisme implicite est engouffré par la façade égoïste que ses mots laissent paraître. Il ne veut pas me blesser et je le conçois, mais alors il préfère s'isoler, et dans ce cas-là, nous souffrirons tous les deux, quoiqu'il arrive. Ce n'est pas moi qui refuse une vie à ses côtés, la seule chose qui nous empêche d'y accéder, c'est lui, et le fait qu'il ne pense pas mériter le bonheur.

— Tu as une tumeur ? M'interroge-t-il finalement, les lèvres serrées, et le regard brouillé par les larmes.

Même si les termes ne sont pas exacts, je hoche la tête, et sa réaction me brise le cœur. Alors même que l'on est perdus entre s'en vouloir, s'aimer, ou se protéger, Filyn dépose sa tête contre mon ventre et expire lentement tout l'air qui encombre ses poumons. Ses genoux s'écorchent sur le bitume, mais je crois que sa poitrine le fait plus souffrir que jamais. Il compresse ses mâchoires comme si sa voix avait déjà causé beaucoup de dégâts, et qu'il se retenait de hurler.

— Ça explique beaucoup de choses, admet-il. 

L'épaisseur de ses doigts me fait presque mal lorsqu'il les écrase sur mes hanches, d'une manière à la fois affectueuse et désespérée, mais je compatis la pointe suffocante qui comprime son estomac, et son besoin soudain de me sentir en vie, contre lui.

— Je l'ai appris par ton père, il y a quelques années. Je crois que c'est stupide de ne t'avoir rien dit, mais il y a des choses qui sont plus difficiles à aborder que d'autres. Chaque erreur nous en a mené à une autre, chuchoté-je. Tu n'es pas responsable.  

— Mais je suis encore impuissant, putain.

Ma main se pose doucement sur l'arrière de sa tête pour compresser son visage contre mon abdomen, rassuré par l'approche physique qu'il vient d'effectuer. Seulement, je n'ai pas l'impression qu'il soit ici avec moi, il semble s'estomper entre mes doigts, perdu dans ses propres pensées, et lorsque sa difficulté à respirer se fait trop importante, je coulisse mon index sous son menton pour l'inciter à relever la tête. Ses lèvres tremblent sous la lueur claire de la lune, et je les fixe longuement, avant de remonter jusqu'à ses yeux à nouveau.

Sharpened sensesOù les histoires vivent. Découvrez maintenant