Aléan
24 ans, Santa Cruz
Imaginez-vous entre votre pire cauchemar, et votre plus beau rêve. Coincé entre une chose qui vous déchire de l'intérieur, et une autre qui s'efforce de recoller les morceaux. Difficile à imager ?
Me voici entre mon père, et l'amour de ma vie.
Je me tiens droit dans cette atmosphère suffocante, tel le personnage esseulé qui souffre silencieusement, piégé par les fibres séchées de la peinture d'un tableau morbide.
Je relève les yeux sur mon père, mais sa silhouette devient floue à mesure que les larmes brouillent ma vue. Ça fait juste mal de me dire qu'il n'a jamais daigné être présent rien qu'une fois dans ma vie, et qu'il revient des années plus tard pour lever la main sur moi. Son haleine d'ivrogne embaume l'air et me donne envie de régurgiter lorsqu'il s'adresse à Filyn sans m'inclure, comme si je ne valais même pas la peine d'être regardé.
—Tu ressembles à ton père lorsqu'il avait ton âge, avoue-t-il.
Mon cœur se comprime sous ma cage thoracique. J'observe mon père -mon putain de père- porter plus d'affection en quelques brefs mots à une personne qu'il n'a jamais connue, qu'à son propre enfant.
Avait-il décidé dès lors de ma venue au monde, qu'il n'y aurait jamais aucune raison pour m'aimer ?
Le souffle irrégulier de Filyn se fait de plus en plus insistant à mes côtés, alors je reporte mon attention sur lui, et remarque qu'il dévisage ma joue avec exécration. Une douloureuse lueur dans ses pupilles reflète le sang qui s'étale sur mon visage, alors même que les coups me semblaient loins, presque un mirage fabulé par mon esprit traumatisé par la présence de mon géniteur. J'avais presque oublié la violence avec laquelle mon crâne avait percuté le lampadaire, la violence avec laquelle sa main avait fait écho contre ma mâchoire. J'avais presque imaginé qu'il m'avait pris dans ses bras et réconforté jusqu'aux larmes.
Mais je me berne d'illusions, et le rythme cardiaque de Filyn accélère étrangement à la vue de mes plaies ouvertes. Par ailleurs, il n'y a pas que mon visage qui saigne. Je saigne. Je suis une plaie ouverte, incapable d'accepter que rien ne me colmate.
Mais je me tais parce que Filyn se tait.
Je ne réagis pas, parce que Filyn ne réagit pas.J'appréhende sa réaction, peut-être autant que mon père, qui n'ose étonnamment pas dire grand chose en sa présence.
—Tu ne parles pas, constate-t-il finalement. J'avais oublié à quel point les ondes s'accumulaient au niveau de ta gorge. Ça a sûrement laissé des séquelles.
Un simple souffle nasal frustré s'échappe de son corps, en même temps que sa mâchoire se contracte. Je l'observe ranger ses poings compressés de hargne dans les poches de son pantalon noir, tout en me demandant s'il compte faire preuve de violence. Le Filyn d'avant n'aurait jamais pu, il ne se serait jamais posé la question, il n'aurait jamais hésité tant il exécrait la violence de tout son cœur. Mais il n'est plus le Filyn d'avant, et il faut que j'accepte qu'il ait passé deux ans loin de moi, en compagnie de personnes avec des personnalités différentes qui l'ont peut-être convaincu qu'il n'y a rien de mal à faire usage de sa force.
—Donc t'es quoi, muet ? L'interroge mon père. Ou traumatisé, peut-être. À moins que tu aies juste peur de moi.
Mon géniteur cesse de parler quelques secondes, le temps de reprendre une gorgée d'alcool, avant de conclure :
—À l'époque tu me craignais, surtout lorsque j'appuyais sur ta gorge alors qu'elle te faisait mal à en crever.
La situation me révulse. Il ose évoquer des événements d'abus sur un enfant qui ne savait même pas ce qu'on lui faisait, sans sourciller. Il est juste indifférent de tout ce qui se produit autour de lui, et ça me détruit.
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Sharpened senses
RomancePour Filyn et Aléan, grandir sous le même toit depuis leurs dix ans n'a rien d'une épreuve. Dans une maison où les murs résonnent des cris de parents abjects et où l'angoisse étouffe leurs rêves, leur amitié se tisse au gré des secrets et des douleu...