🟢 Alexandre Fournier #2

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Les draps remontés sur ma tête, j'essaie d'oublier le monde pourri dans lequel je vis. Parce que je ne sais pas si je l'ai déjà précisé mais j'ai vraiment la poisse...

Il est cinq heures du matin et je viens à peine de me coucher. J'ai passé la moitié de ma nuit au chevet de ma mère et l'autre moitié à appeler frénétiquement tous les centres d'aide à domicile un par un. J'ai trouvé une solution temporaire qui me permettra juste d'aller en cours toute à l'heure, mais pour la suite, je vais devoir ruser. Et hors de question pour moi d'aller jouer les apprentis sorciers ! J'irai donc voir mon prof de mathématique pour lui faire comprendre très gentiment que je ne suis pas un foutu héro et qu'il aille chercher quelqu'un d'autre ailleurs si ça l'amuse. Comme si je n'avais pas suffisamment de problème comme ça !

Driiing. Driiing. Driiing. La sonnerie impitoyable du réveil. 

Et voilà, il faut déjà que je me lève. Décidément, Hélène avait raison : ce n'est pas une vie. Mais j'ai pas le choix, je ne laisserai pas ma maman pourrir dans un centre psychiatrique ! Ce n'est pas un problème de fric, mon père nous a laissé une petite fortune qui ferait pâlir d'envie la moindre banque. Non, c'est juste par étique. Il paraît qu'on y maltraite les pensionnaires. Et je me sentirai seul si je devais vivre dans cette immense maison (qui tient plus du manoir) sans personne. 

Miaou.

- Heureusement que tu es là, toi.

Ah, oui. Vous vous demandez peut-être d'où il vient ce chaton ? Avec tout ça, j'ai oublié de vous expliquer. Hier, quand monsieur Sevestre a fini son petit tour de magie, il a tout annulé et il m'a laissé le temps d'accuser le coup (plutôt étonnant de la part de ce bouffon). Pendant que je faisais littéralement une syncope, il m'a demandé si ça me plairait d'adopter un petit chat. Et j'ai réalisé qu'il avait invoqué un adorable chaton noir et que c'était la seule chose qui restait de l'immense remue-ménage qui me donnait le tourni. J'ai refusé, il a fait apparaître une boule de feu et il était sur le point de carboniser le pauvre chaton (un malade ce type !) quand j'ai hurlé pour le faire arrêter. Il m'a expliqué un truc très compliqué d'équilibre élémentaire, j'ai pas compris grand-chose à part qu'il voulait tuer le chat.

- C'est le seul moyen de s'en débarrasser, a-t-il conclut comme si j'étais un imbécile.

Bah je suis peut-être idiot, mais je suis pas un putain de psychopathe moi !

Et j'ai gagné un chaton... Un cadeau d'anniversaire, on va dire. Ah, oui, parce que je ne l'ai pas précisé mais j'ai treize ans aujourd'hui. Youpi ! Comme si ça allait changer quoique ce soit. À quoi ça sert un anniversaire s'il n'y a personne pour le fêter ?

- Aller, viens chaton. On va boire du lait.

Si je n'étais pas déjà en retard pour aller au collège, j'aurai préparé un gâteau au chocolat. Vous l'avez peut-être remarqué, mais j'adore le chocolat. C'est la seule nourriture que je peux ingérer en quantité infinie, c'est donc essentiel pour ma survie les jours où je suis trop déprimé pour avaler un repas normal. J'ai des tablettes disséminées un peu partout dans la maison, que ce soit dans le buffet de la salle de réception, sur la table du salon, dans la corbeille à fruit de la salle-à-manger, dans les placards de la cuisine ou même à l'étage dans des coins improbables des diverses chambres ou entre les livres précieux de la bibliothèque. En fait, je crois que la seule pièce épargnée, c'est la chambre de maman. Et c'est seulement parce qu'elle hurle dès qu'un truc sort de l'ordinaire, sinon ça ferait longtemps que j'en laisserai aussi sur le fauteuil où je passe la plupart de mes nuits. 

- AU SECOURS !

Et merde, elle recommence. Le chaton lève sa tête, curieux, tandis que je me précipite vers l'escalier que je monte expressément. Deux minutes de calme, est-ce trop demander ?

- À L'AIDE ! JE... JE VAIS MAL !

J'entre dans la chambre, essoufflé, et je m'agenouille face au lit sans perdre de temps. Maman s'est relevée dans son lit, le visage tordu en une expression qui résume à elle seule les horreurs dans sa tête. Ça me brise le coeur. 

- Tout va bien, madame Fournier. Vous êtes en sécurité. Je m'occupe de vous, n'ayez aucune crainte.

Une des choses les plus pénibles, c'est qu'elle ne se souvient pas de moi. Le médecin préconise de lui éviter le moindre choc, c'est pour ça que je me fait passer pour un étranger. Jamais elle n'acceptera avoir oublié son propre enfant, elle me traitera de menteur, d'escroc et elle hurlera jusqu'à ce que je parte. Bien sûr, il suffirait d'attendre quelques minutes derrière la porte pour qu'elle oublie tout. Mais c'est suffisamment pénible pour nous deux, autant éviter un nouveau moment d'hystérie. 

- Je veux Alexandre, mon cher Alexandre ! Où est-il ?

Là, par exemple, elle parle de mon père. Le petit problème, c'est qu'il nous a quitté avant ma naissance. En fait, elle évoque plutôt le jeune homme qu'il a été il y a vingt ans. Maman vit constamment dans le passé, ou plus rarement dans un monde démentiel à la fois très angoissant et éloigné du nôtre. 

- Alexou, je te retrouverai et plus rien ne nous séparera jamais...

Soudain, elle agrippe mon T-shirt. Ses yeux sont écarquillés et ses pupilles dilatée. Elle fait peur à voir, moi ça me rend juste triste. 

- Ils arrivent, prenez garde ! Ne les laissez pas entrer, ils vont tous nous dévorer. À L'AIIIDE !!!

Comme pour lui donner raison, c'est à ce moment précis que l'aide à domicile sonne à notre portail. Maman pousse un hurlement strident, coincée dans son délire. 

- Madame, je vais m'occuper de ces parasites ! Restez bien à l'abri, ne quittez pas votre lit et tout se passera bien.

Je sais bien que je ne dois pas entrer dans son jeu, pour sa propre santé mentale, mais il y a des moments comme celui-ci où ça simplifie grandement ma vie. Je m'apprête donc à la laisser seule quelques minutes. Bientôt, je vais pouvoir arriver en retard à mon premier cours de la journée (mathématiques, bonne pioche) et continuer à faire semblant d'être un type banal dans un monde où il ne se passe jamais rien. 

Une journée d'anniversaire normale, quoi !

24.01.2015

Le Loup, sa corne et trop de caféOù les histoires vivent. Découvrez maintenant