On sait souvent que Perec a écrit "La Disparition" sans employer la lettre "e". Mais ce n'était pas un simple jeu formel. Cette "disparition" a un sens caché, un sens tragique.
Perec faisait partie (avec entre autres Queneau) de l’Oulipo (Ouvroir de littérature potentielle) : groupe de recherche formelle/stylistique, qui joue à s'imposer des contraintes pour provoquer de nouvelles créations langagières/littéraires. « La Disparition » peut alors avoir l’air d’un simple tour de force formel : un cas de lipogramme (omission d'une lettre) à grande échelle. Le livre raconte d'ailleurs la disparition d’Anton Voyl… c’est-à-dire de « voyelle » sans «e», donc sans la voyelle la plus employé en français! Perec joue d'ailleurs avec l'omission du "e", dans le lexique, le nombre de chapitres (26, comme le nombre de lettres de l’alphabet… sauf qu’il manque le chapitre 5, la place de e dans l’alphabet !) et de parties (2, sauf qu'il manque la 2e, encore la place du "e"!)
Mais la disparition peut aussi renvoyer au « certificat de disparition » (acte d’état-civil délivré aux familles). Or la vie de Perec est marquée par la mort de son père au début de la 2GM et la déportation de sa mère : son enfance est coupée par «l’Histoire avec sa grande hache». Maxime Decout voit dans "La Disparition": "une métaphore de la Shoah" "Les personnages qui disparaissent sont éliminés parce qu’ils appartiennent à une même famille. Donc ils sont simplement coupables d’être nés." De fait Perec dédicace "W ou le souvenir d'enfance" (qui mêle souvenir d'enfance et visions terribles d'un monde concentrationnaire) à "E": à eux ?
Cet imaginaire graphique lourd de sens se retrouve dans le nom "Perec". Il en parle dans «W ou le souvenir d’enfance» : Perec est la déformation graphique du nom juif Peretz. Dans l’espace francophone, il pourrait s’écrire Pérec, ou Perrec. Or c’est Perec (sans se prononcer Peurec). Perec a déclaré qu'il y avait dans cette déformation « la dissimulation patronymique de [s]on origine juive ». On peut rappeler que le changement de patronyme pour échapper aux persécutions antisémites était une pratique courante (et que l'enfant Perec n'a survécu à la Seconde Guerre Mondiale que parce qu'il était caché).
Encore un mot : après « La Disparition » Perec a publié « Les Revenentes » (pas Revenantes), qui fonctionne de manière inverse. La seule voyelle employée est le « e » (il se débrouille en jouant sur l’orthographe et les retranscriptions, avec par ex le « ee » anglais pour le «i»). Est-ce qu’on peut interpréter ça comme un moyen de renouer avec ce « eux », avec son identité, et aussi avec sa langue ? Dans « W ou le souvenir d’enfance » (dans lequel le narrateur, Gaspar Winckler, déserteur sous une fausse identité doit retrouver un enfant disparu…) Perec évoque un souvenir d’enfance (vrai ? fantasmé ?) où il est assis au milieu de journaux yiddish, entouré de sa famille, et « Tout le monde s’extasie devant le fait qu’[il a] désigné une lettre hébraïque en l’identifiant »: est-ce un retour à la langue de l'enfance ?Ce n'est pas aussi simple que ça selon la chercheuse Nelly Wolf qui déclare: "la forme [de cette lettre] ne correspond à aucun caractère de l'alphabet hébraïque" et son nom "gammel, gammeth, puis men ne correspond pas non plus à grand-chose". Selon elle : Perec exhibe tragiquement "sa maladresse dès qu'il s'agit de manipuler les signes des langues juives, hébreu, et yiddish : lettres mutilées, mots défigurés, porteurs de cicatrices, grimaces et ricanements". La langue de l'enfance n'est jamais vraiment retrouvée.
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Le Loup, sa corne et trop de café
عشوائيRantbook n°3 : Geek • Écriture • Dessins || Handicap : Neuro-atypique || TRANS & PAN || PARIS - 26 ans (ACCESSIBLE AUX AVEUGLES !)