[CHROLLO]
« — Je l'ai revu.
Je levai les yeux de mon livre pour regarder Hisoka. Ce dernier était étendu à même le sol, son dos nu contre le parquet froid et ses paupières closes et frissonnantes.
— Et ? lui demandai-je. J'avais senti que quelque chose avait changé. Son rythme cardiaque n'était plus le même, et puis il suffisait de voir la manière dont il m'avait fait l'amour. Hisoka poussa un soupir tremblant.
— Il est exceptionnel.
J'hochai la tête en me replongeant dans ma lecture. L'agitation d'Hisoka était palpable ; ce garçon l'avait réellement bouleversé. Et l'unique sentiment que je parvenais à ressentir était de la curiosité à son propos.
— Tu vas le revoir ? continuai-je.
— J'espère... me confia-t-il, bouillonnant. Je soufflai du nez, amusé devant cet enfièvrement. Hisoka s'agita sur le matelas.
— Tu sais Chrollo, tu devrais coucher avec Machi, déclara-t-il soudainement. Je plissai des yeux en esquissant un demi-sourire : comment l'avait-il remarqué ?
— Tu verrais ce qu'est le désir étouffé, poursuivit Hisoka.
— L'amour ne m'intéresse pas, répondis-je simplement.
— Il ne s'agit pas d'amour, souffla-t-il alors que son regard dérivait vers la fenêtre. Je pouvais presque deviner la silhouette imaginaire d'Illumi qu'Hisoka traçait dans le ciel du crépuscule.
— Bien sûr que non, » dis-je en refermant mon livre.
Le chemin qui traversait ma résidence universitaire était bordé de petits réverbères qui produisaient une lumière orangée d'une qualité si bonne qu'elle en rendait invisibles toutes les étoiles.
J'étais né sans nom de famille, sans identité, sans véritable foyer, né d'une mère trop jeune qui n'avait pas pu m'élever. On m'avait donné à l'adoption. Je ne lui en voulais pas, je comprenais ; mon existence relevait de l'accident, issu d'une erreur de jeunesse. Toujours était-il que plus les années étaient passées, moins j'avais eu de chances de me faire recueillir. C'était de notoriété publique, rien d'autre qu'un fait, qu'une vérité générale. Plus un enfant était âgé, moins il avait de chances d'être accueilli. Autant dire qu'à six ans, mes chances avaient été relayées au rang d'infimes.
C'est à peu près à cet âge-là que j'ai arrêté de parler. Je ne voulais plus rien avoir à faire avec le monde extérieur. La réalité me répugnait, et le silence me rendait heureux. Seulement aujourd'hui je pense pouvoir affirmer avec certitude que ce mutisme a anéanti toutes mes dernières opportunités d'être adopté. J'ai aussitôt été placé en foyer et envoyé à l'école. Ils pensaient probablement que d'être entouré d'enfants de mon âge m'aiderait à m'ouvrir aux autres. Ils n'ont pas eu tort d'une certaine façon, car j'ai recommencé à parler. Mais la solution n'avait en aucun cas été la présence de petits camarades.
À l'école, on m'avait appris à lire. J'avais compris le mécanisme à une vitesse fulgurante, c'est ce que mes instituteurs avaient dit. J'avais découvert les livres et depuis je ne m'étais plus arrêté. J'avais enfin trouvé un échappatoire à cette réalité sordide et nauséabonde dans laquelle j'étais forcé de vivre. Romans et ouvrages de toute sorte étaient à la fois mes moyens d'évasion et mes professeurs. Ils m'avaient fait comprendre la logique humaine ainsi que les sentiments. Peut-être étais-je incapable de les ressentir mais j'en comprenais les principes. C'était l'essentiel pour survivre en société. Aujourd'hui, j'allais en faculté de lettres et j'excellais. La réflexion, je l'avais appris seul, et l'analyse était, pour moi, d'une facilité ridicule.
Cependant, il y a quelques jours mon professeur principal m'avait qualifié de partiellement brillant. Autrement dit, il pensait qu'il me manquait quelque chose. Il avait compris. Je maîtrisais les textes d'émotions à la perfection mais les mots ne portaient aucun sens concret pour moi. Selon lui, je ne réussirais jamais dans ces conditions. Il fallait que je m'ouvre.
Je soupirai. En vingt et une années d'existence, jamais je n'étais tombé amoureux, jamais je ne m'étais mis en colère, jamais je n'avais pleuré de joie ou de chagrin. Seuls les sentiments superficiels tels que l'amusement ou l'ennui semblaient m'atteindre.
Mon regard parcourut le ciel à la recherche de la lune. Mais c'était seulement une immense toile d'un noir impur qui s'étalait sous mes yeux. Mon menton s'abaissa ; comment les gens pouvaient-ils aimer dans un monde pareil ?
« — Machi, qu'est-ce que l'amour ?
Elle leva la tête dans ma direction, puis m'étudia attentivement. Quelque chose clochait, elle le sentait. Ce n'était pas dans mes habitudes de lui poser de telles questions. Machi était méfiante et cherchait sur mon visage la moindre trace d'ironie. Finalement, elle soupira et ferma ses yeux.
— L'amour, c'est... tenir à quelqu'un à tel point que, s'il venait à lui arriver quelque chose, l'on passerait le restant de nos jours à essayer de trouver un moyen de venger sa mort.
Son regard prit la direction de la fenêtre.
— Quand on aime il n'y a pas d'étincelles. La seule idée d'être auprès de l'être aimé suffit à contenter.
Une rafale de vent cogna la vitre. Une tempête bientôt éclaterait et laverait l'asphalte de toutes ses traces de pneus. Je demeurais interdit, dévisageant à mon tour son visage perdu dans l'espace. Pensait-elle à moi ? À quelqu'un d'autre ?
— Pourquoi cette question, Chrollo ? me demanda-t-elle. « À juste titre, » pensai-je.
— Je voulais ton avis, lui répondis-je. J'ai cette impression que chacun possède une perception bien différente sur le sujet.
Elle continuait à m'écouter attentivement comme chaque fois.
— Et quelle est la tienne ? dit-elle, le visage stoïque.
— C'est bien ça le problème, » conclus-je. Elle hocha la tête, compréhensive et je me replongeai dans mon roman.
Comment les autres définissaient-ils si bien leurs états d'âme ? Pourquoi étaient-ils traversés aussi facilement d'émotions puissantes ? Comment tombaient-ils amoureux ? Je ne manquais pas d'exemples pourtant ; la littérature et la montagne de sentiments qui y étaient décrits, Machi et son éros à la vie à la mort ou même Hisoka et ses ardeurs inextinguibles.
Mon cœur en revanche semblait m'avoir été arraché à la naissance, sans que je n'ai eu le temps d'apprendre quoi que ce soit. Mais après tout, cela n'avait pas d'importance, je me plaisais à être le témoin de cette bataille intérieure contre sa propre âme que chacun livrait tantôt allié, tantôt ennemi de ses ressentis. Je serai à jamais observateur, arbitre et spectateur, à la fois fasciné et amusé par ce trop-plein d'émotions qui habitait et tourmentait tout être, tout en constituant l'essence même de l'existence humaine, son sang.
Que voulez-vous ? J'étais incapable d'être autre chose que partiellement brillant.
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Ravage [Hisoka x Illumi]
FanfictionHisoka et Illumi se fréquentent depuis les prémisses de leur adolescence. L'un est de ceux qui attirent, de ceux dont on refuse de détacher le regard, aussi fascinant que malsain. L'autre est l'ombre, il est celui qui observe et analyse; efficace, i...