Mirror

Chapitre 10

Le pied sereinement calé sur la pédale d'accélérateur, Eddy conduisait presque automatiquement, l'esprit bien trop accaparé par ses pensées. Alors que les roues de sa Ford Crown Victoria affrontaient l'asphalte brûlant de la route de Wake Forest, sa conscience à lui se mêlait à son inconscient, revivant son appel nocturne imprévu.

Anderson lui avait tenu la patte bien moins longtemps qu'il ne l'avait imaginé, mais avait eu le temps de lui expliquer l'essentiel de la situation. Eddy avait appris que Lauren était insomniaque depuis l'enfance et que sa carence en sommeil avait fini par lui causer de sérieux soucis de santé. Il arrivait parfois qu'elle soit victime de malaises lorsque son corps arrivait au bout du rouleau de la tolérance et que Lauren faisait le choix de l'ignorer. C'étaient surtout ces moments-ci qu'Eddy devait surveiller. Anderson craignait que Lauren subisse un violent étourdissement lors de l'une de leurs interventions, ce qui la mettrait inévitablement en danger. D'après Matthew, ça lui arrivait surtout lorsqu'elle était au repos, que le stress de la journée passée s'évaporait trop brusquement. Mais il arrivait aussi parfois, lorsque son corps et son esprit étaient mis à trop rude épreuve, que les malaises surviennent lors des interventions, ou au bureau. Eddy n'avait pas mis longtemps à se souvenir du petit malaise dont Lauren avait été victime la veille pour comprendre qu'elle était entrée dans cette période critique. Ils avaient ainsi échangé une dizaine de messages avant qu'Anderson demande à Eddy de le tenir au courant des moindres complications de l'état de Lauren et mette fin à la discussion.

Eddy était resté plus d'une heure immobile dans son lit, refaisant dans sa tête les scénarios des derniers jours écoulés. Plus il y réfléchissait et plus il remarquait que c'était loin d'être la première fois que Lauren subissait les signaux d'alerte de son corps. Déjà bien avant cette enquête, tout prouvait que la lieutenante était exténuée. Pourquoi Eddy avait-il décidé de fermer les yeux sur son état ? Pourquoi avait-il refusé de s'en préoccuper avant que ça ne devienne trop important ?

Parce qu'il avait peur. Peur de la réaction de Lauren s'il venait à se mêler de ses affaires. Il craignait que la relation qui les unissait ne vienne à changer, craignait qu'elle ne lui accorde plus cette même confiance. Il avait peur de ne plus pouvoir la voir, qu'elle ne veuille plus travailler avec lui. Il était effrayé à l'idée qu'elle décide de retourner vivre en Californie, qu'elle fasse le choix de ne plus faire partie de sa vie.

Peur. Peur. Peur. Peur. Peur. On en revient toujours à elle. Tu auras beau te réfugier derrière les années, tu ne changeras décidément jamais.

D'aussi loin qu'il se souvenait, Eddy avait toujours vécu avec la peur, sous toutes ses formes. Peur de tomber. Peur de l'échec. Peur de l'école. Peur de l'abandon. Peur de décevoir. Peur de tomber malade. Peur de mourir.

Misha Defonseca avait un jour écrit que la peur n'évitait pas le danger, mais Eddy – pendant de longues années – avait continué de se cacher derrière ce sentiment qui lui offrait cette illusion de sécurité, grignotant chaque jour un peu plus son esprit en contrepartie. Puis, un beau jour, il avait fini par comprendre que, non seulement, la peur ne faisait que retarder l'inévitable, mais aussi et surtout qu'elle l'empêchait de vivre les plus grands moments de sa vie.

C'était un mois avant d'entrer à l'université qu'Eddy avait décidé qu'il était temps de cesser de survivre avec ce sentiment anxiogène. Il avait fait le choix de plaquer ses études pour s'engager dans la police, se forçant à se confronter à bon nombre de ses angoisses. Il en avait eu assez de vivre comme un lâche, de fuir à la moindre difficulté. Alors, il avait décidé de rejoindre les forces de l'ordre pour affronter la mort, l'échec et la déception. Il avait fini par se persuader que le seul remède pour guérir de cet indomptable sentiment, géniteur de la faiblesse, était de vivre minutes après minutes avec elle à sa source. Et pour ce faire, qu'existait-il de mieux que les plus effroyables des représentants de la race terrestre la plus abominable ? Il pensait qu'en passant ses jours aux côtés de criminels, ses peurs finiraient par, enfin, déserter son esprit.