Je m'installe dans la maison de style japonais de papy perdue dans une forêt, loin des bruits de la ville qui grouille. J'ai une chambre et encore Michiko avec moi.
Papy m'invite à prendre le thé dans une véranda qui donne sur un jardin sec.
- Tu as donc décidé de jouer avec moi ?
- Oui, je suis prête. Expliquez-moi de quoi il s'agit.
- Une conquête de territoires, mais sans prisonniers. Nous allons plutôt envisager directement des morts. Tu joues pour moi, je joue avec toi, dit-il sobrement en fixant le paysage extérieur.
- Et j'y gagne quoi ?
- Qui aimerais-tu être Nina ?
- Une Française. J'ai aimé la France, surtout Paris. Et je veux être Marie. Marie Lefranc.
J'ai déjà rêvé d'être Marie Lefranc. Une autre fille, dans une autre vie. À Paris. Et écoutez du Cabrel. Il me sourit brièvement en me regardant puis redevient sérieux.
- Si tu gagnes la partie. Tu seras cette femme. Tu as ma parole. Par contre, comprends bien que le jeu ne sera pas simple et que tu peux facilement perdre la vie.
- Je n'ai plus de vie déjà. On m'a tout pris. Et puis, je joue depuis mes six ans. Avec différents joueurs, mais chaque morceau de ma vie est une manche de jeu. Vous aussi, vous avez joué avec moi. Vous m'avez choisie, glissé des ordres en douce, vous avez joué déjà avec moi.
Papy se met à rire. Ses yeux se plissent encore plus et laissent apparaître de belles rides.
- Quand as-tu autant mûri Nina ? Mais pour ta mémoire, jeune femme, c'est toi qui t'es portée volontaire lors de notre première rencontre.
- Vous n'étiez pas là par hasard n'est-ce pas ?
- Tu as raison, je te cherchais. Mais je ne pensais pas que c'est toi qui ferais le premier pas. J'ai été ravie de ta décision, elle m'a réconfortée dans mon choix.
- Pourquoi tout ça ?
- Dans un jeu, surtout comme le jeu de go ou les échecs. Il faut toujours voir plus vite et plus loin que l'adversaire. Tu ne penses pas au coup que tu vas faire à cet instant précis. Non. Tu penses à ce que va faire ton adversaire, tu penses à ce qui se passera les manches suivantes. C'est comme ça que l'on gagne. J'ai mis du temps à comprendre cela. J'ai appris de la vie. Maintenant, je vois loin.
- Pourquoi moi ?
Il porte la tasse de thé à sa bouche avec délicatesse et ses yeux se ferment comme pour aspirer un sentiment qui pourrait le trahir.
- Ma fille, dit-il en posant la tasse fumante. Je suis comme Eichi. Le deuxième fils. J'étais le deuxième fils du Dragon. Mon frère et moi étions rivaux, enfin disons plutôt que mon frère avait peur de moi, peur que je prenne sa place pour devenir à la suite de notre père, le Dragon. C'est comme ça dans les clans. Pire encore en Asie où la coutume est très ancrée dans le sang et l'histoire. Mais moi, je n'avais pas l'ambition de devenir le Dragon. J'ai toujours aimé l'histoire, la littérature. Je me voyais bien professeur dans une université. Alors je suis venu étudié ici en Amérique et j'ai rencontré une jeune femme. Une Japonaise aussi. Magnifiquement belle, dit-il souriant. Shizuka. J'ai fait l'erreur de l'amener avec moi à la maison familiale au Japon et mon frère l'a violée. Je me suis absenté et il a commis son crime. Shizuka ne s'en est pas remise, elle s'est suicidée quelques jours après. J'ai perdu mon premier amour.
La voix de papy flanche légèrement. Il porte à nouveau son regard vers le jardin.
- J'en ai forcément beaucoup voulu à mon frère, mais mon père veillait à notre entente. Alors il nous a marié tous les deux, comme Eichi va se marier. À une jeune femme d'un autre clan pour souder les alliances. Mais là encore, le sort s'est acharné sur moi. Ma femme m'a donné deux enfants alors que celle de mon frère n'arrivait pas en lui en donner. Comme c'était l'aîné et qu'il était doué en affaires, il avait toutes les attentions de notre père. Alors il a été décidé que je lui donne mon fils. Keitaro, le père d'Eichi, avait un an quand cet accord fût scellé contre l'avis de ma femme bien entendu. Je n'étais pas pour non plus. Alors pour être certain de tout maîtriser, mon père a pris notre fille qui avait six ans à ce moment-là pour l'envoyer en pension. Elle nous serait rendue deux ans après avoir donné notre fils à mon frère.
- Une sacrée menace, dis-je.
- Oui. Une menace et un marché. Sauf que notre fille n'est jamais allée en pension. Mon frère, certainement avec l'accord de mon père, a donné notre fille à un homme connu pour bien s'occuper des enfants perdus des clans. Tu vois de qui je parle Nina ?
- L'homme aux cigares ? L'homme qui a tué mes parents et qui m'a marquée ?
- Oui. Lui.
- Votre fille ? Oh non...
- Ma petite Yoko est bien revenue à la maison, mais dans un linceul. Violée, battue à mort. Elle n'a pas tenu longtemps. Pas comme toi Nina.
- Je suis navrée.
- Ma femme s'est suicidée. J'y ai songé aussi et puis j'ai réfléchi. J'ai décidé de venger mes morts. Et je voulais aussi voir grandir mon fils. Nous avons donc un point en commun tous les deux Nina.
- L'homme aux cigares ? Je ne sais rien de lui. Je ne m'en souviens pas vraiment. J'ai oublié son visage.
- Je sais qui il est.
- Vraiment ?
D'un coup, je suis rempli d'excitation. Je veux tuer cet homme, je le veux de tout mon cœur !
- J'ai fait tuer mon père et mon frère a pris sa place. Comme il est devenu le Dragon rapidement grâce à moi, et qu'il avait aussi un fils grâce à moi, il ne m'a pas fait tuer. Il m'a éloigné, évincé tout en me gardant à l'œil. Et je me suis bien comporté.
- Obéis, sois sage et tu vivras longtemps.
- Exact. Mais il faut rajouter : sois patient, observe. La roue tourne. Mon fils a été élevé à la manière de mon frère. Il est stupide et cruel et il a élevé son premier fils de la même façon. Mais à la naissance d'Eichi, je suis revenu plus souvent dans la maison familiale et j'ai fait ce que je devais faire. J'ai pris un fils à mon propre fils. J'ai élevé Eichi. J'ai été là très souvent pour lui. Je lui ai tout appris de notre monde, de notre clan, des secrets de notre famille. Je lui ai enseigné la patience et le sens de l'observation. Eichi est prêt à être un bon Dragon, a mené à bien les affaires de la famille et la famille.
- Mais il ne peut pas...
Et d'un coup, je comprends. Papy me fixe.
- Vous voulez tuer votre fils et votre petit-fils ?
- Obéissance. Sagesse. Patience. Observation et pour finir action. Je vais donner à mon fils de cœur, la place qu'il mérite. Je te donne en échange les moyens de te venger de qui tu voudras et en prime, une fois ton contrat accompli. Je te donne le nom de l'homme aux cigares.
- Attendez ! Vous voulez que je tue votre fils et petit-fils ?
- Oui, ça fait partie du jeu. Ainsi fait, tu donnes le territoire à Eichi. Et dans le territoire italien, ne voudrais-tu pas voir mourir oncle Tony ?
- Décidément, vous savez tout.
- J'ai passé ma vie à chercher l'homme aux cigares et les enfants perdus. J'ai essayé de comprendre pourquoi un tel accord entre les clans. Une menace. Peu importe à quel territoire tu appartiens, si tu trahis un clan, tes enfants en payent le prix et servent d'exemple. Ton père était le bras droit d'un clan polonais de marchands d'armes Nina. Je ne sais pour quelle raison, il a trahi son chef et tu as payé son erreur.
- Ma maman aussi.
- Il y a d'autres enfants comme toi qui ont réussir à devenir adultes si je peux dire. Mais beaucoup sont encore dans des maisons closes et nombreux parmi eux n'ont plus toute leur raison.
- Il y a de quoi devenir fou. Nous sommes des jouets dans un monde d'adultes vicieux et cruels. Mais je ne suis qu'une pute moi... juste Nina.
- Je vais te donner tout ce qu'il faut pour réussir. Tu te souviens des geishas ? La maîtrise des arts ?
- Oui.
- Je vais te donner la maîtrise de la mort. Tu vas devenir forte, maligne, personne ne pourra plus te faire de mal. Enfin, si tu te donnes à fond. Et pour réussir, il faut voir loin. Imagine la France, Paris, un joli logement, une nouvelle vie. Marie Lefranc.
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NINA
General Fiction"Kocham cię" répétait ma maman pendant que je la regardais mourir. Papa aussi a brûlé dans les flammes de l'enfer. J'avais 6 ans. Et puis, ILS ont fait de moi un objet. ILS m'ont tout pris, mon enfance, ma dignité, mon nom... ILS pensaient que j'al...