Lettre à Élise

7

     Deux mille mètres d'altitudes nous séparaient de la houle incandescente. Perchés au sommet de la montagne, nous avons pris notre déjeuner. D'un côté, le golf de la Méditerranée, bleu de lumière, scintillant dans le lointain. De l'autre, au sud, l'infinie mer de monts chatouillant les nuages. Cheminées de géants exhalant leurs vapeurs. La croûte du pain a croustillé sous nos molaires, la graisse du saucisson a fondu sous nos langues. Clem a sorti sa flûte et a déroulé un tapis de notes.

Un duo de randonneurs, la soixantaine d'années déjà bien dépassée, se sont arrêtés pour l'écouter avant de repartir dans le sens inverse au nôtre, leurs battons de marche tintant sur la rocaille.

— Plus qu'une étape ! s'est réjoui l'un d'eux en levant les bras. On aura réussi, John, personne ne pourra plus nous dire ce qu'on a le droit de faire à notre âge ou non.

Ils ont dévalé la côte descendante, soufflés par l'allégresse de la victoire, de la ligne d'arrivée qu'ils atteindraient le lendemain.

— Y'en a qui veulent vraiment clamser avant l'heure, a sifflé Clémentine en rangeant son instrument.

—Je les ai trouvés magnifiques, l'a contredit Katie.

Nous nous sommes levés pour reprendre la route, le ventre alourdi de notre copieux repas.

— Et au pire, n'y a-t-il pas plus bel endroit pour finir sa vie ? a ajouté Mahé. Escalader de belles montagnes sans personne pour leur dicter quoi faire.

Clémentine a haussé les épaules avant d'y hisser son sac à dos. Dans ses yeux j'ai lu le doute et la fatigue encore ancrée de ces trois jours loin de chez nous. Son lit lui manquait-elle ? Son chat roussi au poil doux se languissait-il de son absence ? Elle a passé une main pleine de crème solaire sur l'acné qui tapissait son menton, nos regards se sont liés. J'ai eu envie de lui promettre de ne pas s'inquiéter, que nous reviendrons de cette randonnée aussi vite que nous avions quitté Marseille. Que ce n'était ni l'effort physique ni la Corse sauvage qui auraient raison de nous. On était encore là, les jambes pleines d'entrain. Nous n'avions pas soixante ans et de la jeunesse à chaque muscle. Mais j'ai seulement chopé le tube de crème dans ses mains et lui ai passé devant. Solidarité effritée, miroir en mille morceaux carrelés sous nos pieds.

— On pourrait faire un jeu, a proposé Katie lorsque nous avons repris la route.

Le chemin était assez large pour que nous puissions marcher les uns à côté des autres.

— « C'est l'histoire ? » ? ai-je de suite deviné.

— Yes ! a confirmé Katie.

— Je suis partant, s'est ravi Jules.

— C'est l'histoire d'un mec qui se fait démonter pas son cousin, a commencé Mahé.

— Harry Potter, ont répondu presque aussi vite Clem et Katie.

— C'est l'histoire d'un mec qui ne se lave pas souvent les pieds.

Katie s'est pincé les lèvres, amusée par sa propre proposition. Mais j'ai percé dans son regard le film auquel elle faisait allusion :

— Le Hobbit ! Ou Le Seigneur des Anneaux, mais dans ce cas il y a quatre paires de pieds.

— On pourrait aussi dire que c'est l'histoire d'un mec qui a un oublié son mouchoir.

— Ou qui a un super bon de réduction pour les sérums anti-rides.

Nous avons laissé nos rires s'éterniser jusqu'à la sortie du sous-bois dans lequel nous évoluions depuis tout à l'heure.

— C'est l'histoire d'une femme qui tire les cartes.

Ma proposition n'a fait réagir personne. J'ai haussé les épaules en tournant sur moi-même pour me désigner.