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— On est en haut, ai-je murmuré pour moi-même. On y est.

Les derniers névés de l'hiver survivaient le long de la côte sur laquelle nous nous sommes abandonnés pour caresser le paysage des yeux. Une mer de crêtes brunes s'étendait dans l'infini du ciel. Ce relief en serpentin m'a fait penser à un énorme boa emmêlé sur lui-même. Incapable de résoudre le casse-tête de sa vie, il s'était figé.

Une première boule de neige a traversé l'espace. Elle s'est dispersée sur le visage de Clémentine.

— Putain, Jules !

Et une deuxième est partie pour percuter notre ami.

Je n'ai jamais su ce qu'il s'était réellement passé cet après-midi-là, quel phénomène nous avait atteint pour que les choses dérapent aussi vite. Peut-être était-ce l'oxygène plus rare de ce sommet vertigineux, ou la rancune de chacun que l'altitude avait poussé à exprimer ? Mais nous nous sommes mis à nous envoyer des boules de neige. Petites poignées d'eau puis imposants blocs de glace. La poudre blanche a valsé entre nos cinq corps comme une pluie de bombes. J'ai visé n'importe où, je m'en suis pris à pleine vitesse. Notre colère est sortie à l'unisson, sur le toit de la Corse, aux portes du ciel. Sans mot, sans débat. On s'est balancé nos rancunes, on s'est livré notre peine. On a craché la neige, saccagé ce sanctuaire. Et lorsqu'il ne restait plus que de la terre pour couler entre nos doigts, les gravats ont volé. On s'est tout balancé dans une envolée.

J'ai envoyé une bombe pour le « Oh, ça va » de Katie, pour sa joie de vivre qui écrasait mes espoirs de renaître à nouveau. J'ai envoyé une bombe pour l'indifférence de Jules, pour son rire qui perçait ma peau comme une aiguille. J'ai envoyé une bombe pour l'égoïsme de Clémentine, pour ces simagrées sans importance. Et j'ai envoyé une bombe pour tout ce que Mahé représentait, pour tout son être que je haïssais d'aimer. Bombes qui déchiraient le ciel pour sans cesse me rappeler ce qu'il s'était passé. Mes amis que je chérissais, enclaves de mes souvenirs, enclaves d'un passé qui remontait dans ma gorge.

La bouche encore nauséeuse. À chaque réveil, à chaque rire, à chaque câlin. Amitié toxique. Mon âme chavirait.

Les rires de Katie et Jules percutaient les regrets de Clémentine. Le mutisme de Mahé brisait mes tympans.

Me sentant fléchir, j'ai lâché le mélange de neige et de gravats pour boucher mes oreilles et j'ai couru en haut d'un rocher. Ce sommet n'était pas assez élevé. Le ciel était encore si lointain. Il me fallait grimper, grimper encore. La tête dans les nuages ça ne suffisait pas. Il n'y avait rien ici, hormis du vide à perte de vue.

Et comme un grand saut j'ai empli mes poumons, et comme une chute j'ai crié en silence. L'air s'est engouffré en moi, et comme le fracas du retour au sol ma voix s'est éteinte avant même de franchir mes lèvres. J'étais vidée, même ma voix était fuyante.

Je me suis laissé glisser le long de la roche pour m'accroupir dans l'herbe. Un peu plus bas, Jules et Katie entamaient la confection d'un bonhomme de neige comme si rien ne s'était passé. Clémentine était partie se soulager, Mahé déballait le pique-nique.

J'ai repris mon souffle, calmé mes angoisses. Mon sac à dos gisait encore sur la neige, dans mon pull je me sentais brindille.

Je me suis expulsée de la douceur du sol pour rejoindre Mahé.

— La vue était belle ? s'est-il enquis.

Je me suis pincée pour savoir si je rêvais.

— Qu'est-ce qu'il s'est passé ?

— Jules et Katie ont gagné la bataille de boules de neige mais on aurait pu les vaincre si t'étais restée.

— J'ai eu besoin de voir l'autre versant de la montagne, ai-je menti, toujours sonnée.

J'ai tourné ma tête vers le Cirque de la Solitude qui plongeait au nord. D'ici, j'ai pu prendre conscience de la route dangereuse que nous avions empruntée.

— Il y a eu des morts ici l'année dernière, m'a avoué Mahé.

— Pourquoi tu ne nous l'as pas dit ?

— C'était inutile de vous inquiéter.

Mon regard dans le sien s'est fait plus dur.

— Mais ça t'a inquiété toi.

— On s'en est sortis, c'est ce qui compte.

Il a balayé d'un geste les « et si » qui encombraient nos pensées et m'a tendu sa gourde.

— T'es toute pâle.

— Faut qu'on descende de ce sommet, ai-je seulement répondu en vidant sa bouteille. Le manque d'oxygène me fout des angoisses.

Clémentine est revenue et nous avons déjeuné. La redescente dans les sous-bois s'est faite plus calme. Katie et Mahé ont chanté pour nous des airs des Pixies qui m'ont fait presque oublier mes travers oniriques. Mais j'avais toujours le cœur en agonie. Les boyaux à l'air. Une plaie béante sur le thorax. Le Cirque de la Solitude avait arraché mes sutures. Ça dégoulinait de tous côtés et j'étais incapable de retenir l'écoulement. Mon intérieur se vidait et je ne pouvais y remédier. Spectatrice de mon effondrement, prisonnière de ma douleur.

Je me levais certains jours avec une sensation de nausée qui ne partait pas. Comme une envie de vomir ma peine, de l'extraire une fois pour toutes pour m'en libérer. Mais j'étais bloquée, rien ne sortait, je ne vomissais pas. Je restais juste avec cette sensation au fond de la gorge des heures durant. Ma tête lourde, ma vue floue.

Malade de l'intérieur. Aucune plaie visible, mais un corps en souffrance.

Je la ressentais là, la vraie solitude. Une envie de hurler la douleur là où le monde obligeait à la garder pour soi. J'aurais voulu crier une fois pour toutes que j'étais en train de crever, moi aussi. Pourtant j'avançais, pas après pas, je souriais à chaque bonjour. J'avais envie de crever, mais Ô combien j'aimais vivre. J'en avais la hargne, je donnais tout pour avancer, continuer, encore et encore. Je rafistolais ma plaie avec ce que je trouvais, quelques pansements périmés, pour la retenir, tenter de la refermer. Ça puait l'infection mais je n'y faisais pas attention. Je continuais car c'est ce que je voulais, avancer.

Marcher pour exister, crier pour se libérer.

Pourtant je m'enfonçais dans le mutisme, silencieuse de ma douleur, victime de mon épuisement. Au sommet du Cirque de la Solitude j'ai crié en silence, impuissante. Peut-être que si Élise avait été là j'aurais crié avec elle. Là-bas, au bout du monde, les pieds recouverts par les vagues de rocailles, l'océan à perte de vue. On se serait libérées ensemble et ça aurait fait une jolie fin d'histoire. Mais elle n'était pas là et je restais sans voix. L'intérieur qui pleurait.

Dans l'espace et son vide, aucun son ne survit.

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Un chapitre très court mais riche en émotion, Cléo nous dévoile un peu plus son coeur... 🥺

La bataille de boule de neige était étrange, non ?

Pour l'anecdote, lorsque j'ai traversé la cirque avec mon groupe on avait vécu un truc un peu similaire. Encore aujourd'hui je n'arrive à l'expliquer mais on s'était mis à se lancer de la neige puis des cailloux (sur mon prof surtout, la honte un peu pauvre homme) comme des fous... Un moment hyper flottant je pense que c'était dû à l'altitude(?)😅

Je vous laisse avec la dernière lettre qui clôturera la partie I de l'histoire. Bonne lecture et à très vite pour la suite ! Bonne semaine 💕🍃

Lettre à ÉliseOù les histoires vivent. Découvrez maintenant