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     Nous avons quitté la plaine d'immortelles et ce lac comme joyaux de la montagne le cœur serré. En ce lieu idyllique, dépourvu de toutes nuances humaines, nous nous étions sentis à notre place, protégés les méandres de la nature. Jules avait réussi à dénicher au milieu de la tourbe des restes de fossiles d'origine tertiaire, il était comme un petit singe fou à sauter dans tous les sens.

— Danse des fossiles ! a-t-il clamé en se dandinant sous son bob.

Katie et Clem ont rejoint son mouvement en entraînant Albert, qui se demandait de plus en plus dans quel groupe de fous il était tombé. Entre Clémentine qui lui avait fait un cours détaillé sur les tourbières et Jules qui tremblait presque de joie devant un caillou, on avait l'air sacrément ravagés.

J'ai regretté d'avoir oublié de charger mon caméscope la nuit dernière et de ne pas pouvoir filmer ce moment. Un instant, j'ai pensé à sortir mon téléphone pour prendre une photo, mais je me suis ravisée. Caporale Cléo se devait d'être exemplaire technologiquement parlant. Tolérance zéro.

— Cléo, fais un mouv de fossile ! m'a pressée Katie, toujours en dansant.

J'ai exécuté une pirouette très bancale sous le poids de son sac.

— Danse de l'ammonite !

— Mahé !

Il a fait une vague avec ses bras.

— Danse de l'océan !

On est repartis sur ces sages paroles, allégés par la gaîté de ce moment et par les phrases extatiques qu'a débité Jules tandis qu'on quittait la plaine.

Il flottait dans l'air des odeurs de romarin frais, de bruyère et de ciste en floraison. Nous avons retrouvé le maquis et sa rocaille karstique. Mes doigts ont filé entre les brins de lavande et je les ai portés à mes narines pour m'imprégner de leurs senteurs.

Le chemin a commencé à descendre. Nous avons délaissé notre montagne dorée pour arpenter du gris. Des pics se formaient de part et d'autre de notre route, œuvrés par l'érosion du temps et des neiges qui fondaient. Quelques brins de végétation semblaient persévérer à loger entre les falaises et parsemaient le tableau de touches colorées. Nous avons avancé à travers la brèche lentement, évaluant la solidité de chacune de prises que nous tentions et des pas que nous posions. Une inattention et nous pourrions dévaler la fente à plat ventre.

Je sentais mes muscles de plus en plus habitués à l'effort des sommets. Ils se taillaient peu à peu sous ma chair, gonflés des efforts de notre semaine à vagabonder de montagne en montagne, de pic en pic, de cirque en cirque. Mes chevilles se foulaient moins, mes genoux gardaient leur cap et mes nuits ne se ponctuaient plus de crampes saisissantes.

J'ai fait quelques calculs avant de prendre conscience qu'il ne nous restait plus que trois étapes avant la fin de notre voyage. Nous avions décidé de nous arrêter au terminus de la partie nord du GR20, déjà éprouvante, et de rejoindre Calvi par la voie ferrée. Jules débutait son stage bientôt, Clémentine devait commencer son job d'animatrice début juillet et moi j'étais attendu comme bénévole dans un festival de documentaires. La vie, la vraie, nous attendait à la fin de ces trois dernières étapes. Des obligations qui nous ne pouvions retarder. Pourtant, l'idée de continuer notre périple pour atteindre la pointe sud de la Corse s'imprégnait en moi.

Rentrer, c'était retrouver la métropole, Marseille et ses galères, sa sueur, son tumulte. Un quotidien, un appartement, une solitude et des responsabilités.

J'ai chassé ces pensées.

Mais après tout, pourquoi ne pas étendre le voyage ?

La descente nous a fait atteindre un petit cirque dans lequel un lac persan dormait. Nous nous en sommes approchés, attirés par son éclat et sa paisibilité.

Lettre à ÉliseOù les histoires vivent. Découvrez maintenant