Le ukulélé animait la longue tablée de randonneurs qui s'abandonnaient à une plâtrée de pâtes bolognaises méritées. Mahé a alterné quelques accords. Somewhere over the rainbow a fait balancer des jambes, remuer des têtes. Incapable d'avaler quoi que ce soit ce soir, je me suis accoudée à la table de chêne polie pour le regarder. Ses yeux se plissaient, rieurs et concentrés, ses lèvres étaient tirées comme une parabole positive.
Je l'ai revu au fond de la scène, le groupe de musiciens de la fac jouant pour fêter la fin de l'année. Il titillait les cordes de sa basse pour accompagner les autres membres. Il n'avait pas la vedette d'Élise qui chantait, ou du guitariste qui composait la mélodie. Mais sa basse et lui offraient le rythme, le ton, ils donnaient de la profondeur à chaque chanson. Chacune de ses notes avait vibré en moi ce soir-là.
— Il est où Didier ? s'est enquis Jules auprès du couple de randonneurs qui avait accompagné notre vieil ami ces derniers jours.
Les notes du ukulélé se sont faites discrètes. J'ai tourné la tête pour suivre la conversation. Le randonneur, Manu, s'est raclé la voix.
— Il a eu un souci, il a dû rentrer.
Katie m'a lancé un regard horrifié, Jules s'est égosillé :
— Quoi, il s'est blessé ?
— Non, sa fille a accouché prématurément, nous a très vite rassurée la femme du randonneur. Jeanne et Didier ont décidé de quitter l'aventure à la station de ski. On fait route en couple, maintenant.
Elle a caressé la main de son mari, assis à côté d'elle.
— C'est dommage, s'est désolé Jules. Je commençais à m'habituer à nos binouzes du soir, s'il me l'avait proposé, j'aurais même...
Mais une quinte de toux l'a stoppé dans sa lancée.
— Qu'est-ce que t'as ? l'a brusqué Clem.
— Rien, c'est juste un mal de gorge.
Katie est venue lui tapoter le dos.
— On n'aurait pas dû s'éterniser dans la neige tout à l'heure.
— Pas grave, on a bien rigolé.
Il lui a offert un sourire blanchi par ses dents alors que Mahé commençait à jouer Wonderwall. J'ai trouvé le moment opportun pour m'éclipser.
— Tu vas où ? m'a hélé Katie.
— Me coucher.
Le dortoir était vide lorsque je m'y suis glissée. Les longues rangées de lits superposés étaient tranquilles. J'ai enfilé de quoi dormir et me suis enfouie dans mon duvet. Dans la pénombre, j'ai eu envie de succomber à la tentation. Mon portable dormait au fond de mon sac depuis cinq jours, ne pouvais-je pas l'allumer quelques minutes, le temps de voir ce qu'il avait à m'apporter ?
Il ne m'a fallu que quelques secondes pour tendre le bras, récupérer l'objet et l'allumer. Le faisceau lumineux a heurté mes pupilles.
Ma mère m'avait laissé une dizaine de messages, mon frère un SMS. J'ai ouvert Instagram, des amis documentaient la séance de montage qu'ils avaient fait dans la journée pour finaliser leur court-métrage. C'était une comédie musicale pour laquelle j'avais cadré pas mal de plans. C'est ce que j'aimais le plus. Pas la mise en scène, ni la réalisation, mais me cacher derrière la caméra et filtrer le réel pour ne garder que ce qu'il faut. Aucun surplus, tout à sa place. Les lignes, les profondeurs, les proportions. Les lumières qui parlent d'elles-mêmes, la profondeur de champ qui floute ce qui doit être dissimulé. Par le prisme d'une caméra je reflétais ce qui me plaisait. Monde costumé et chanté, beauté maquillée et corps sculptés.
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Lettre à Élise
Teen FictionSur un coup de tête, Cléo part en compagnie de Jules, Katie, Mahé et Clémentine grimper les montagnes de la Corse. Ils n'ont aucune préparation, seulement quelques affaires entassées dans leurs sacs à dos et leur amitié fébrile. Pourtant, même les p...