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Le ciel se vidait sur nos corps recouverts de fins imperméables. Nous avions enveloppé nos sacs dans des sacs poubelle. Au sommet de la Bocca di Stagnu, à plus de deux mille mètres d'altitude, nous avions l'impression d'évoluer au sein même de l'orage. Le vent fouettait nos joues rougies. L'eau gondolait à nos pieds, formant des rigoles de boue et de gravats. Les roches étaient glissantes et nous emportaient sans cesse.

La cohésion du groupe que j'avais cru voir revivre lors de notre baignade s'était dissipée. Nous n'avancions plus que pour nous-même, dans l'espoir de voir le prochain refuge à chaque tournant. Mais le brouillard de nuages qui nous enveloppait nous parasitait la vue. J'arrivais à peine à deviner Katie qui avançait à seulement quelques mètres devant moi.

Mahé avait repris l'avant pour chercher les balises qui nous guidaient vers l'arrivée mais, dans le brouillard, il n'en trouvait que peu. Nous suivions des chemins fantômes.

J'ai serré mon k-way contre moi, abandonnant mes bâtons en les accrochant du mieux possible à mon sac. À chaque enjambée je sentais mes genoux fléchir et mes chevilles valser. Cette descente à l'aveugle nous tétanisait. J'avais peur de perdre Mahé et Clémentine à l'avant, ou Jules à l'arrière. Mes vêtements, trempés par la baignade, s'imbibaient encore du déluge qui nous crachait dessus.

En amont d'un virage, la silhouette de Katie s'est dissipée dans le nuage et mon pied a dérapé. Je me suis étalée dans la descente ruisselante et terreuse. Mes chaussures se sont gorgées d'eau, un frisson de terreur m'a parcouru.

— Katie ! ai-je appelé à l'aide, en vain.

Seule dans la brume j'étais comme prisonnière. Ma voix à peine émise que déjà elle s'éteignait.

Des mains m'ont saisie dans la brume et m'ont relevée. Les bras de Jules m'ont enlacée.

Sous sa capuche, son visage coulait.

— Continue d'avancer ! m'a-t-il ordonné. On ne doit pas perdre les autres.

Il a attrapé ma main, nous entraînant vers le bas de la montagne.

Un goût métallique s'est immiscé entre mes lèvres. J'ai porté ma main libre à mon nez qui saignait. Mes globules se mêlaient aux gouttes de pluie. Je l'ai laissé couler, je n'avais rien pour l'arrêter.

L'un soutenant l'autre, nous avons avancé à tâtons sur plus d'une heure. Nous nous tenions fermement pour nous rattraper en cas de chute. Nos mots se perdaient dans les grondements de la tempête.

Enfin, le ciel s'est élevé et l'orage s'est détendu lorsque nous avons atteint la station de ski du Haut-Asco, village montagnard au creux du vallon. La brume nous entourait et des films de pluie fine accaparaient l'atmosphère.

Je tenais toujours aussi fermement la main de Jules quand nous avons fait notre entrée dans le village, et que nos chaussures ont foulé pour la première fois depuis des jours des routes goudronnées. Ce retour à la civilisation m'a foutu une claque. Deux heures plus tôt nous nous baignons sur le toit du monde, seuls.

Le sang avait croûté sous mon nez, mon corps était lourd de toute cette eau qu'il portait. Nous avons retrouvé le reste du groupe sur une place à l'entrée du village, aussi lessivé que nous. Clémentine déchaînait sa colère.

— Plus jamais ! J'me barre d'ici. Continuez votre voyage si ça vous tente, moi je me tire. On va laisser notre peau dans cette montagne et personne ne viendra nous récupérer. Je suis trop jeune pour crever là. M'embarquez pas dans vos randos suicidaires, j'ai une vie à vivre, un chat à nourrir. Vous êtes malades !

Sans attendre qu'on l'apaise, elle est entrée dans le hall de l'auberge dans laquelle nous allions loger.

Katie et Mahé semblaient épuisés. Elle avait des bleus aux mollets et lui semblait sur le point de s'asseoir n'importe où. Je n'ai jamais su comment s'était passé leur descente, mais elle n'avait pas dû être plus glorieuse que la nôtre.

Lettre à ÉliseOù les histoires vivent. Découvrez maintenant