𝐿𝑒𝑡𝑡𝑟𝑒

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     Pour tes vingt ans je t'ai emmenée voir la côte. On était que toutes les deux. Je t'avais pris dans ma voiture et on avait roulé des heures sur les routes qui bordent cette Méditerranée qu'on chérissait tant. Les fenêtres ouvertes, le mistral nous traversait et se mêlait aux sons de nos voix qui hurlaient.

     Tim Dup résonnait à fond dans la voiture. Tu sélectionnais chacune de ses chansons avec tant de soin pour me faire découvrir cet artiste que je n'ai pu qu'aimer.

J't'emmène voir l'océan
Puisque le monde brûle
Les cinquantièmes hurlants
Les vagues, leurs funambules

     Tes pupilles brûlaient de bonheur, c'était transcendant. Ta voix était fébrile de tant de joie, ton corps impatient à l'étroit dans le siège. Tu faisais de grands gestes, m'interpellais sans cesse. T'avais envie que l'on partage ensemble cette passion-là, après toutes les autres. Je devais aimer la musique comme tu l'aimais. Tomber amoureuse de ce chanteur, avoir envie de lui envoyer des fleurs ou une culotte depuis le public lorsqu'on le verrait sur scène le soir.

Je te laisse un demain en pluies et en orages
Désolé mon amour de ce pauvre héritage
Mais il ne tient qu'à toi d'en faire un océan
Où l'on aime, où l'on nage
Où l'on plonge en riant

     Avant d'aller au concert on s'était arrêtées pour marcher sur la plage. Le sable fin s'immisçait entre nos orteils, les vagues se déposaient à nos pieds pour une ultime caresse avant de prendre le large. On avait parlé des garçons qu'on aimait, de la dernière soirée qu'on avait faite. On n'évoquait pas le reste, on s'en foutait. On voulait juste s'amuser. Tu voulais vivre à fond, te faire trembler d'émotions fortes. Le quotidien platonique t'épuisait, il te tirait vers un bas qui tu ne savais remonter. T'avais besoin de vibrer de passion, de chagrin, d'amour, de désir. Vivre à demi c'était te condamner.

     Tout ça je ne l'avais pas encore remarqué, j'étais trop hypnotisée par la force avec laquelle tu menais la danse. Je ne savais que te contempler, t'imiter, alors que toi tu voulais juste me voir voler ; libre.

     J'ai toujours près de moi les coquillages qu'on avait ramassés cet après-midi-là. Deux praires jaunâtres qui avaient fait naufrage à nos pieds. Tu les avais portés à tes oreilles et m'avais demandé ce que j'en pensais. Tu étais magnifique. Femme de la méditerranée, peau brunie et iris émeraudes. Comme toujours.

     Puis nous sommes allées au concert. Tu tournais ivre de ravissement dans la file d'attente, puis jubilais lorsqu'on avait atteint le premier rang. Tu l'aimais tellement. De feu, de chaire, de torrent. Si une scène ne vous avait pas séparés, t'aurais pu sauter dans ses bras pour venir l'embrasser. Tim Dup avait joué pour toi ce soir-là, comme si sa voix d'ange n'avait jamais chanté pour personne d'autre. Toi, lui, les projecteurs. Ta voix comme un écho.

     À la sortie, tu l'avais entendu. Vous vous étiez enlacés et j'avais tout filmé. Sur le chemin du retour tu t'étais assoupie, épuisée d'exaltation, tes rêves emplis de volupté.

Tes boucles d'ébène, face à l'océan
Contemple la plaine, que m'effleure le vent
Sous les perles brunes et les ciels d'ivoire
Dans les mers les dunes, où l'on vient s'asseoir
On prendra le temps, de tout voir
D'aimer chaque instant comme un dernier soir

     On était tellement libres, ce jour-là. Une journée comme un conte.

Lettre à ÉliseOù les histoires vivent. Découvrez maintenant