Chapitre 4 - Brooklyn

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La pause de midi arriva plus vite que je ne l'espérais. Je mettais à jour les dossiers de mes deux pierres avant d'enregistrer l'ensemble et de m'étirer. J'envoyai un message à Carlyle et à Fred pour les informer que je prenais ma pause. Carlyle me répondit par un emoji. Un sourire se peignit sur mon visage et je ris lorsqu'il m'envoya un GIF. Urs me lança un regard de travers. Son bureau était juste en face du mien, il me faisait face toute la journée. Je ne baissai pas les yeux, bien au contraire.

— Pourquoi tu me regardes ainsi ? demandai-je en me reposant contre mon dossier.

— Parce que tu ne cesses de piailler et ça me donne mal à la tête, répliqua le pré-retraité.

— Je ne crois pas que ce soient mes piaillements, comme tu dis, qui te donnent mal à la tête, mais plutôt ta connerie.

Je me levai. Même si je paraissais détaché, sa remarque me tapait sur le système. Sans que je ne m'en rende vraiment compte, je triturai mon ongle en forme de stiletto. Le tranchant m'entaillait presque la pulpe du pouce. Tes piaillements m'insupportent. J'entendis à nouveau sa voix me rabaisser, puis le bruit de la gifle qui m'expédiait au sol. Une vive douleur explosa dans mon crâne. Tes piaillements. La gifle. Le sol. La douleur. Mes larmes. J'imposai une main sur ma tempe, essayant de retenir les souvenirs qui remontaient.

Je me précipitai hors de mon bureau pour rejoindre les toilettes et claquai la porte de la cabine derrière moi. Mon corps se laissa tomber sur le sol alors que les souvenirs explosaient dans ma tête. Des flashs blancs s'imposaient à mes yeux. Tes piaillements. La gifle. Puis d'autre coups, d'autres souvenirs se succédèrent. Tout se mélangeait sans que je ne comprenne rien. Épuisé par ce cataclysme, mon corps rejeta tout ce que j'avais dans l'estomac. Une odeur âcre agressa mes narines et la bile me brûla la gorge alors que je vomissais encore et encore. Ma respiration s'accélérait et devenait superficielle. Lorsque la panique manqua de me submerger, je plantai mes ongles dans mon avant-bras, entaillant profondément la peau. La douleur me ramena à la réalité. Ce cauchemar éveillé fut relayé dans les profondeurs de mon esprit. Malgré la sueur qui collait mes cheveux, je me sentais glacé. Je me forçai à inspirer pour me calmer.

Les flashs blancs avaient disparu, ne restait dans ma mémoire qu'un gouffre obscur. Ma mémoire m'avait toujours fait défaut. J'avais vingt-cinq ans, pourtant je ne me souvenais que des dix dernières années. Les quinze premières étaient inexistantes, un néant nébuleux auquel je n'avais accès que pendant des crises. J'entrapercevais toujours les mêmes choses, du blanc, des gens en blouse, un plafond craquelé et des coups. Je n'avais jamais su interpréter ces images et mon père adoptif n'avait jamais pu se l'expliquer. Mon premier souvenir était ensanglanté puisque je ne me rappelais que de moi, assis dans une ruelle, du sang sur les mains et dans le pli du coude. Mon père adoptif m'avait trouvé à cet instant-là et m'avait emmené à l'hôpital. On m'y avait diagnostiqué une amnésie post-traumatique. Quinze ans de ma vie mis sous clé à cause d'un traumatisme dont je ne me souvenais même pas.

La vie m'avait ensuite épargné pendant quatre années. Je vécus avec cet homme qui m'avait recueilli, il me traita comme son fils et je ne manquai de rien. Il m'aida à contrôler ma magie de sang si puissante. Puis, lorsque je rencontrai mon ex compagnon, je quittai mon père et le cocon qu'il m'avait offert. Plus j'y pensais, plus je regrettais cette décision précipitée. J'avais dix-neuf ans, j'étais jeune et amoureux. Alres était bien plus vieux que moi et si attentionné que je lui avais confié ma vie sans aucun doute. Notre amour était au début sans tache, puis Alres avait commencé à se montrer distant, froid et facilement agacé. Une première gifle était partie lors d'une embrouille, il s'était immédiatement excusé et s'était fait pardonner. Sous le choc, je n'avais rien osé dire. Il n'avait plus levé la main sur moi jusqu'à ce que ses dernières barrières tombent. Même si je n'avais pas mon style actuel, je plaisais déjà aux hommes et les tentatives de séduction, même si je ne réagissais pas, agaçaient profondément mon ancien compagnon. La jalousie l'avait poussé à révéler sa violence. Et il finit par me frapper plus fort, sans le moindre regret, sans plus aucune excuse. Bien sûr, c'était toujours de ma faute, je piaillais trop. Les seuls mots qu'ils m'adressaient étaient des coups.

Rigged Magic 1 - BipolarOù les histoires vivent. Découvrez maintenant