6. La fine ciselure du bronze (1/2)

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— Tranchante, souple, solide ! tonne la voix de Thibrôn sur le seuil extérieur de la forge.

Calyx glisse des coups d'œil depuis le comptoir où elle accueille les clients, tend l'oreille à la conversation entre son père et le serviteur du riche Égyptien, joue avec la fibule qui retient son chiton – peut-être un peu nerveuse. La remise au commanditaire représente le dernier test.

Thibrôn abat une poigne à broyer un éléphant sur l'épaule de Patroklès.

— C'est mon fils qui l'a forgée !

La fierté résonne dans sa voix de stentor. Patroklès encaisse d'une poitrine bombée. Il rayonne au moins autant que le fourneau ! Leur père s'est montré satisfait du résultat de leur collaboration nocturne. Plus que satisfait, même. Calyx ne l'avait jamais entendu si élogieux.

Les louanges ont effacé tous les doutes que Patroklès pouvait encore nourrir sur la réussite de leur entreprise. Son père a écouté avec attention les explications sur la méthode suivie pour parfaire la lame, a hoché la tête, s'est frotté le menton, pensif. Nul doute qu'il la testera par lui-même, bientôt, très vite. Patroklès saura le guider. Son rôle à elle s'arrête là.

Calyx étouffe le pincement de jalousie qui se faufile entre deux pensées. L'ombre de Seth ne doit pas s'installer sur son cœur ou, selon sa mère, il pourrait s'inviter dans toute la maisonnée. Patroklès a tout fait, véritablement. Elle s'est contentée de lui souffler les instructions rédigées par un autre, elle n'a rien inventé. Il a mérité chaque compliment paternel. En ce qui la concerne, la satisfaction du travail accompli lui suffit. Elle sait, Patroklès sait. Leur connivence. C'est tout ce qui importe. N'est-ce pas ?

Elle ne devrait même pas écouter. Et pourtant... elle se rapproche insensiblement du rideau entrouvert qui sépare l'atelier de la réception. Personne ne se présente pour passer commande, nul ne lui reprochera cette pointe de curiosité quant au devenir de sa première lame forgée.

Le serviteur examine le poignard, passe un doigt sur le fil, fait tinter le métal. Sous le soleil de midi, la lame renvoie des éclats du plus bel effet. Une main sur le lin râpeux du rideau, Calyx tend le cou pour mieux suivre la scène. Le pommeau à tête d'Horus rutile, lustré par ses soins ce matin.

À l'issue de l'examen, l'homme hoche un menton satisfait. Il ressemble à une momie, celui-là, avec sa peau parcheminée, sa courte barbiche noire et ses bras enveloppés de bandelettes. Maigre comme un clou, également. Ses yeux s'enfoncent derrière d'épaisses arcades. La rudesse des années se lit dans les plis de son front et le gris de ses rares cheveux. Il pourrait être son grand-père. Quelque vieux serviteur fidèle, sûrement, honoré par la confiance de son maître. Des plis de son chendjit, il extrait un sachet de toile et compte les talents réclamés par Thibrôn. Une belle somme. Son père fait payer l'urgence autant que le travail.

Une bonne place dans le tableau de commandes se négocie au prix fort, ces jours-ci, entre l'ouverture des jeux dans trois jours et la guerre contre le royaume séleucide. Les rumeurs racontent que le roi Antiochos lève des troupes importantes, recrute des mercenaires, achèterait même des éléphants aux peuples de l'Est lointain. Alors, ici aussi, strategos, hipparchos et autres riches officiers s'équipent... Et ils viennent tous chez maître Thibrôn : l'avantage – ou l'inconvénient – du départ de leur concurrent et voisin.

Thibrôn remercie d'une brève inclinaison de torse, le sourire peut-être un peu plus crispé que d'habitude. Calyx repère le léger regret paternel, devine même le cheminement des pensées sous le front bombé et les cheveux ras. Quand il a vu la lame et testé le tranchant, il a envisagé de la conserver pour la vendre, au double du prix initial, à un officiel du palais – peut-être à Archias lui-même, le chef de la garde royale. Sa réputation le décrit comme un combattant aguerri, un homme inflexible et un stratège redoutable. Vendre une arme de qualité à tel personnage représente surtout une renommée assurée : des commandes du palais pour équiper les troupes, l'afflux des plus éminents officiels royaux, un carnet de commandes rempli pour plus que d'années de vie. Avec l'argent ainsi gagné, Thibrôn pourrait embaucher plus d'aides, prendre un apprenti, peut-être racheter la forge voisine, à l'abandon depuis cinq ans.

Cela ne s'est pas fait. Il n'était plus temps de forger une nouvelle lame pour le client égyptien, et Thibrôn met un point d'honneur à respecter les délais annoncés.

— Ahem, bonjour !

Calyx sursaute ; ses perles cliquettent. Coupée net dans le fil de ses réflexions, elle ravale un cri de souris et pivote vers l'entrée du local.

— C'est bien ici, pour les commandes ?

Un échalas de quinze ou seize ans lui lance un sourire plein de dents depuis le seuil. Un Égyptien, à l'évidence. Même sans le pagne d'une blancheur discutable, noué d'une simple corde de chanvre, son teint cuivré et son accent haché le trahissent. Calyx retrousse le nez. Côtes saillantes, longs membres grêles, cheveux aux épaules : le parfait portrait de la mauvaise graine poussée trop vite. Pas vraiment le genre de client à posséder la poignée de drachmes que coûte le moindre travail de forge. Elle se méfie aussi de l'étincelle dans ses prunelles, comme s'il mijotait une farce à ses dépens.

— Oui, c'est ici, énonce-t-elle du bout des lèvres. Entrez, nous sommes ouverts.

L'échine raide, elle rejoint le comptoir qu'elle était censée occuper et se compose une expression de politesse distante. Qui sait ? Le garçon est peut-être missionné par son maître.

Cependant, au lieu de s'approcher à son invite, il se retourne vers la rumeur affairée de la rue.

— Eh, Ériphos ! Tu viens ?

Calyx se penche de côté pour entrapercevoir un second garçon, peut-être un peu plus jeune. Un Grec, cette fois, drapé dans un chiton soigné. Le fils du maître, peut-être ? Malgré l'appel du premier, il reste planté au milieu des pavés, aussi indifférent qu'une enclume à la cohue des ânes, porteurs, notables et autres passants. Qu'est-ce qui le fascine tant ? Son regard semble tourné vers l'entrée de la forge. À moins qu'il ne profite du paysage ? La rue mène en pente douce jusqu'à l'imposante voie canopique. Dans le bon angle, l'alignement avec le phare perché sur son rocher fournit une fresque saisissante.

— Ériphos, c'est là ! s'agace l'Égyptien.

L'interpellé s'ébroue comme tiré d'un rêve. Ses boucles lui coulent sur les yeux. Il rejoint son compagnon, mais regarde à peine où il met les pieds. Calyx soupire, réajuste son collier, courbe son impatience. La voilà bien lotie avec ces deux clients !



Les Flammes de PharosOù les histoires vivent. Découvrez maintenant