15. Celle qui charme les Dieux (1/2)

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Ahmasis enfonce les doigts dans la fourrure de Méaâ. La fille grecque n'a pas tort – Calyx, elle s'appelle Calyx, Meidoun a prononcé son nom un peu plus tôt. Maintenant, Seth les a vus. Il sait que des humains ont franchi le voile. C'est mauvais – très mauvais. Sekhmet la lionne les a mis en garde. Le corrupteur pourrait s'emparer de leurs âmes et les remodeler en serviteur du chaos. Même Isis, sa mère, se détournerait d'elle.

— Il ne faut pas rester là, frémit-elle.

Meidoun agite les rênes de plus belle. Le char bringuebale comme un sistre entre les mains expertes des chanteuses sacrées. Calyx reste collée contre le torse de leur aurige et Ériphos s'abrite les boucles sous les bras. Sa flûte ballotte sur son chiton sans émettre la moindre note.

Ahmasis se pelotonne au fond de la nacelle, rassurée par la chaleur de Méaâ, les oreilles grandes ouvertes. De ce côté de la réalité, les voix bourdonnent, plus fortes que jamais. De feutrés, les bruissements s'éclaircissent. Tout est limpide, évident, à la fois terrible et magnifique. La mer gronde ses menaces au nord, le vent hulule d'une porte béante à l'autre, et le feu... le feu clame un défi.

La salamandre enfonce une patte fumante dans l'humus tendre de la rive. Un nuage grésille. La queue iridescente disperse les premiers rangs de l'armée furieuse. La tête ronde pivote vers le ciel. Une flamme aussi haute et fière que le phare jaillit vers le museau pointu de Seth.

Meidoun pousse un juron affolé, mais la créature ne leur veut pas de mal ou elle les aurait déjà dévorés. Ahmasis le sait, au fond de son cœur. N'est-ce pas ce qu'Isis avait prédit ? La conviction repousse les vrilles de la peur ; le chemin suivi est le bon, le seul, celui tracé pour elle par sa mère par une injonction : « Guéris. »

Seth ne les voit plus. Le corps de suie et de feu abrite leur fuite. Pour combien de temps ? Ahmasis glisse un œil sous le garde-corps, entre les croupes puissantes des chevaux. Devant, la rivière se fend en deux, puis en quatre, puis en branches de plus en plus fines, comme ces rameaux poussés du printemps. Plus loin, tout se perd dans des marais spongieux. Un ibis s'envole dans un claquement d'ailes. Son hunk-hunk nasal plane au-dessus des papyrus, lourd de présages. Les roues giclent. Elles risquent de s'embourber.

Sans lâcher Méaâ d'un pouce, Ahmasis se redresse à genoux.

— À gauche ! lance-t-elle.

Pourquoi ? Elle l'ignore. Un instinct, un ronronnement, une voix trop basse pour être identifiée. Meidoun obéit. Il craint les Dieux, elle le devine dans la crispation de ses lèvres. Il est sage.

La pente remonte. Des pavés incertains émergent de la boue. Le char s'enfile entre des murs de briques et la rumeur de bataille s'assourdit. Ahmasis ne voit plus Seth découpé dans le ciel rouge, ni le brasier de la salamandre, ni l'affreuse armée sans visage. Les maisons se resserrent, se penchent, grimacent. L'obscurité s'épaissit, comme lorsque maîtresse Chédi tire les rideaux pour la nuit et réclame le silence. Ici aussi, les murmures se sont enfuis. La mer se tait, le vent s'apaise. Seules les roues battent les pavés. Le bois grince. Sur les murs, les hiéroglyphes suivent le chahut de leur œil unique.

Les chevaux ralentissent pour ne pas heurter un obstacle imprévu. Toutes les ruelles se ressemblent. Meidoun tourne un coin, retourne au suivant, encore. Au hasard ? Peut-être pas. Ahmasis continue de dire tout haut ce que son ka pense tout bas. Elle plisse les yeux. N'est-ce pas une queue, là-bas, au coin de l'allée ? Une paire d'yeux verts les observe depuis les toits. Le ronronnement s'accentue. Il résonne jusque dans sa poitrine. Vient-il de Méaâ, des murs ou de la ville entière ?

Ériphos se tortille, comme si des fourmis lui remontaient le dos.

— Où est-ce que tu nous emmènes ?

Ahmasis retient son soupir devant la pointe de méfiance, le pincement d'agressivité. Pourquoi certains veulent-ils tout savoir, tout de suite ? Les Dieux ne révèlent leurs desseins qu'au moment opportun. Même les oracles conservent leurs secrets jusqu'à l'heure où les fils se nouent. L'avenir doit rester caché aux yeux des hommes. Là réside leur force et leur malédiction.

Ahmasis ne connaît pas la réponse à la question du Grec, mais Ériphos attend qu'elle parle.

— Je vais là où mènent les chats.

Il bat des cils, secoue ses boucles, écarte les bras.

— Les chats ?

— Là !

Meidoun tend le doigt. Une queue ondulante disparaît au coin d'un mur. Les chevaux pivotent à sa suite.

— Ils sont plusieurs, confirme Calyx, si bas qu'Ahmasis doit tendre l'oreille pour saisir les mots confiés au silence. Derrière les portes, sur les toits, dans les ombres. Ils nous précèdent et ils nous suivent.

Ériphos se relève, effaré. Il tente de percer l'obscurité, frissonne.

— Vous voulez vraiment suivre une colonie de chats ? Vous pensez que c'est une bonne idée ?

Ahmasis n'a pas le temps de répondre. Le char pivote une dernière fois et s'immobilise à l'entrée d'une placette, telle qu'on en trouve par centaines dans le quartier de Rhakôtis. L'aurore sème des pétales de lumière sur les roseaux des toits. Un trio de palmiers balance ses dattes au-dessus d'un banc de pierre. Les pavés s'adoucissent sur une esplanade de terre battue. Rien d'inhabituel, si ce n'est la foule qui s'y presse.

Une foule de chats.

Des grands, des petits, des gros, des maigres, des touffus, des poils ras. De toutes les nuances et de toutes les races. Gris, noirs, roux, tigrés, rayés, tachetés. Sur les seuils, à l'appui des fenêtres, sous les arbres, perchés, debout, vautrés. Partout où Ahmasis tourne la tête, des chats.

Des milliers d'yeux, entre bleu, vert et or, rivés sur eux.

Ahmasis aime les chats, depuis toujours. Sans doute trop pour son bien. Elle aime leur indépendance, leur fierté, les instants de tendresse qu'ils daignent accorder. Malgré les griffures, les déconvenues, la fracture entre ses deux vies, elle ne leur en a jamais voulu.

Aujourd'hui, pour la première fois, elle n'ose s'approcher. Sa gorge la gratte, comme si une souris s'y terrait devant tant de félins.

— Vous êtes sur mon domaine, humains. Quelle audace vous amène si loin de chez vous ?

Le miaulement vient du banc – de sous le banc, en fait. Une femme paresse dans l'herbe, allongée dans un voile diaphane. Une femme à tête de chat. Elle lisse ses fines moustaches entre deux doigts et épingle les intrus serrés sur leur char de ses pupilles fendues.

Les chats se rapprochent, la queue dressée. Ériphos jette des regards éperdus à la ronde, Calyx murmure une prière inaudible, Meidoun étire les lèvres sur un sourire de travers.

— Hum, nous avons pris un mauvais tournant, je crois. Toutes ces rues se ressemblent. Loin de nous l'idée de vous importuner. D'ailleurs, nous allons repartir.

Comme pour joindre le geste à la parole, il agite déjà les rênes.

— Attends !

Ahmasis baisse la tête, se faufile sous un bras, contourne une jambe et saute de la plateforme avant qu'une main ne se referme sur sa robe. Méaâ bondit à ses côtés, bâille, s'étire. Les chats s'immobilisent.

— Je suis Ahmasis, fille d'Isis. Nous nous sommes égarés de ce côté du voile. Peux-tu nous aider, ô Bastet ?



Les Flammes de PharosOù les histoires vivent. Découvrez maintenant