29. Celle qui cherche la paix de l'âme

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 — Alors, tu les vois ?

Pour se faire entendre, Meidoun hurle par-dessus les accords des flûtes, cistres, tambourins, à travers les barrissements, feulements, roucoulements de toute une ménagerie, plus fort même que les acclamations débridées du public.

Juchée sur ses épaules, Ahmasis serre les cuisses et s'accroche à son front pour ne pas basculer dans la cohue. La mer des corps la ballotte comme un morceau de bois jeté dans la tempête, sans voile ni rame. Le tumulte emplit toutes ses oreilles, jusqu'à déborder et lui tourner la tête. Elle n'entend plus les voix du vent et de la mer. Elle n'entend même pas le crépitement rassurant du visiteur, pourtant juste sous son nez, au milieu de la crinière de Meidoun.

Calyx le lui a confié quand elle a grimpé sur son perchoir pour tenter d'apercevoir les assassins de Tiy. Elle voulait qu'il échappe aux bousculades, peut-être la réconforter. La fille du forgeron sourit moins que Meidoun, mais elle devine beaucoup dans les mots qui ne sont pas prononcés.

Méaâ a filé, la queue entre les jambes, dès qu'ils ont rejoint le défilé. Elle s'est sûrement réfugiée dans un endroit moins bruyant, doté de moins de pieds. Ahmasis ne s'inquiète pas – enfin, pas trop. Sur les épaules de Meidoun, elle risque moins d'être écrasée ou étouffée. Elle peut voir aussi, loin par-dessus les têtes. Chauves, coiffées d'un carré de lin, emperruquées, casquées d'or, couronnées de lierre. Partout, des têtes. Elles rient, chantent, crient, saluent, s'amusent. Des inconnus.

— Toujours pas ! répond-elle à Meidoun. Ils doivent être plus loin.

Ahmasis écarquille les yeux. Derrière eux, une statue habillée de vigne se lève à intervalles réguliers de son char pour verser une libation d'un lait crémeux dans une coupe rutilante. Tout autour, des garçons couronnés de lierre distribuent le vin doux de leurs amphores à qui tend un gobelet. Devant, une grotte transportée sur un chariot libère pigeons, colombes et tourterelles dans un nuage de plumes. Les oiseaux s'envolent, puis reviennent, retenus par un ruban de laine à leur patte. Des guirlandes jaunes et rouges enrobent le tout d'un décor de fête. De part et d'autre, des fillettes de son âge bombent le torse, rayonnantes sous leurs cuirasses dorées.

On dirait qu'elles partent en guerre. Une guerre où les lances sont des fleurs, les boucliers, des plats d'argent, les ennemis, de gentilles colombes, et où rien de plus terrible ne peut se produire qu'un peu de vin renversé. Ces filles ont peut-être l'âge d'Ahmasis, mais elles ne savent pas. Elles ne savent pas l'ennemi infiltré dans la fête, le secret du visiteur, l'ombre de Seth sur la ville ; elles ne savent pas la mort de Tiy.

Ahmasis se mord la lèvre, fort, pour retenir les larmes. Les larmes l'empêcheraient de voir. Elle doit voir. Elle doit retrouver les prêtres d'Isis et les assassins cachés dans leur suite. Elle le doit à Tiy, pour tenter de reparer le gâchis, pour que l'âme-ba de son amie trouve le repos, pour essayer, trop tard, de se faire pardonner. Si Ériphos a bien deviné, elle le doit même à tous les habitants d'Alexandrie.

Est-elle encore la fille d'Isis ? Mérite-t-elle encore de pénétrer dans le sanctuaire ? Ahmasis ne sait plus. Elle n'a guéri personne. La mer d'encre qui séparait ses deux vies s'est asséchée sur un marécage planté de roseaux noirs à mesure que les larmes dévalaient ses joues. Des souvenirs lui reviennent, de journées de pêche, de ses parents, de Paneb. Mais elle n'ose pas traverser, rejoindre les ombres, de peur de s'enliser. Ce n'est pas son chemin. Elle doit d'abord retrouver les assassins.

Ahmasis dresse le cou. Saura-t-elle les identifier ? Elle n'en a vu qu'un seul, de nuit, détaché sur le disque de la lune. Une courte barbe, un nez épais, un crâne aplati. Elle le reconnaîtra, il le faut, il ne peut en aller autrement.

Les Flammes de PharosOù les histoires vivent. Découvrez maintenant