— Non !
Ahmasis serre les dents sur le mélange qui bout comme au fond d'une grosse marmite. La peur, la colère, le doute, peut-être autre chose qu'elle ne comprend pas. Son ka vibre. Tout éclate en même temps, le feu dans son ventre, celui dans le ventre du visiteur.
Une chaleur lui roussit les cils. Le guerrier du temple relâche Meidoun avec un juron que maîtresse Chédi n'apprécierait pas du tout. Méaâ bondit avec un miaulement furieux et atterrit, toutes griffes dehors, sur le second serviteur d'Isis. Il recule ; Ériphos plonge par le seuil, attrapant au passage l'himation de Calyx.
Ahmasis sent un bras l'emporter dans les airs. Ses pieds décollent ; Meidoun s'élance, puis freine sec pour ne pas percuter les deux autres, arrêtés en plein milieu.
Khémetensen s'est relevée. Elle pousse l'homme-qui-ne-veut-pas-trahir-les-Égyptiens entre les bras du troisième protecteur du temple, barre le passage vers la sortie, tire son khopesh. Elle ne sourit pas – vraiment pas. Elle va tous les tuer. C'est ce qu'Isétemkheb a ordonné : effacer toutes les traces.
Les deux qui les ont surpris par-derrière restent sur le seuil. Malgré leurs grimaces et leurs armes, ils n'osent pas approcher. Ils murmurent des protections en effleurant leurs amulettes, sans quitter Meidoun des yeux. Dans sa crinière, le visiteur rayonne presque plus fort que la flamme de Pharos. La lumière peint une ombre sur les murs fissurés, une ombre immense et tordue.
La chasseuse rapproche ses sourcils.
— Ainsi, c'est bien toi qui l'avais ! J'avais pourtant fouillé partout !
Meidoun émet un hoquet offusqué – il n'aime sans doute pas que des étrangères touchent à ses affaires. Ahmasis se tortille entre ses bras. Les yeux noirs fondent sur elle, comme les serres de l'aigle sur le lièvre imprudent.
— Et toi aussi, évidemment. Il fallait que tu te mêles de cette affaire. Chédi ne t'a donc pas appris à obéir ?
Les mains la reposent à terre, mais restent serrées sur ses épaules, chaudes et protectrices. Calyx et Ériphos se pressent avec eux.
Khémetensen retrousse les lèvres.
— La grande prêtresse te cherche partout. Où est Tiy ? Elle n'est pas avec toi ?
Ahmasis bat des cils. Non, Tiy n'est pas là. Elle est morte. Morte par sa faute, parce qu'elle ne l'a pas accompagnée jusqu'au phare, morte à cause des Séleucides qui vont attaquer Alexandrie et répandre le chaos de Seth, morte pour toujours. Rien de tout cela ne franchit ses lèvres. La voûte de pierre pourrait s'emparer de ses mots et lui renvoyer une accusation. Alors, ils s'emmêlent sur sa langue. Ahmasis ne sait plus si elle veut crier ou pleurer. Elle voudrait rappeler le feu du visiteur, pour libérer le passage, s'enfuir, mais elle ne sait pas comment s'y prendre.
Les mains de Meidoun la tiennent plus fort. Il ne l'abandonnera pas ; elle ne l'abandonnera pas non plus.
Les deux gardes du temple échangent un regard. La chasseuse soupire, écarte sa lame et avance d'un pas. Le nœud tyet oscille à son cou. Elle tend la main pour faire croire qu'elles sont amies, étire les lèvres, mais ses yeux ne sourient pas. Ils sont toujours fâchés. Ils guettent le visiteur, hérissé entre les mèches.
— Viens, Ahmasis. Je vais te ramener au temple et m'occuper de cette bestiole. Tout va rentrer dans l'ordre.
C'est un mensonge ! Un mensonge comme les adultes en prononcent souvent quand ils croient les enfants trop bêtes. Ahmasis n'a peut-être pas compris ce qu'Isis attendait d'elle, mais elle n'est pas bête. Elle sait que Tiy ne reviendra jamais, que la main de Seth se referme déjà sur la ville, que l'armée sans visage campe à ses portes. Rien ne va rentrer dans l'ordre, surtout pas s'il arrive du mal au visiteur. Il doit forger l'espoir, c'est l'oracle qui l'a prédit !
Elle secoue la tête. Son regard heurte les trois corps immobiles. Ils sont morts, comme le guetteur dehors, comme Tiy, peut-être comme Meidoun, Calyx et Ériphos si elle laisse Khémetensen s'approcher.
« Guéris ! »
L'injonction de la déesse la traverse de part en part. La chasseuse suit la voie de la mort ; ce n'est pas celle d'Isis, ce n'est pas la sienne. Un crépitement résonne dans sa poitrine. Peut-être que le visiteur essaie de lui parler ? Ahmasis effleure le regard incertain de Calyx, le gris troublé d'Ériphos et se hisse jusqu'aux prunelles éclairées sous le halo du serviteur de Ptah.
Meidoun devine tout avant même qu'elle ouvre la bouche. Il n'est pas Paneb, mais il est aussi intelligent qu'un grand frère.
— Par ici !
Une impulsion la propulse. Pas vers l'arche couronnée de lumière – la chasseuse barre ce passage –, pas non plus vers les deux gardes qui s'élancent ; Meidoun les entraîne par-derrière, vers les cuves et la bouche noire de l'escalier.
— Par les cornes d'Isis, attrapez-les !
Khémetensen ne tend plus la main et a rengainé son sourire. Cette fois, elle se fâche pour de bon. Ériphos plonge le premier, Calyx le talonne, une main sur la pierre humide. Ahmasis négocie les marches étroites après elle. Le pas solide de Meidoun dans son dos la rassure un peu. Elle n'aime pas le noir et le froid.
L'escalier les recrache sur une margelle étroite, lapée d'une eau sombre. Une eau qui rappelle la mer d'encre, sauf que celle-là existe pour de vrai et que personne n'attend sur l'autre rive.
— À droite ! souffle Meidoun.
Le tunnel s'enfonce droit dans les ténèbres, comme s'ils pénétraient les mondes inférieurs pour se présenter devant la balance de Maât. Des éclats orangés dansent à la surface du clapot. En d'autres circonstances, Ahmasis s'arrêterait pour les regarder jouer, peut-être tendre l'oreille aux murmures chuchotés. Elle n'a pas le temps et son cœur cogne trop fort. Ils marchent à la queue leu leu, un peu comme une procession, mais sans les cistres et les fumées d'encens. L'air épais referme ses doigts crochus sur les épaules dénudées. Les sandales raclent les pierres inégales. Ériphos trébuche, Calyx le rattrape d'une main.
— Attention, ça glisse ! avertit Meidoun.
— Je ne vois rien, proteste une touffe de boucles. Il fait plus noir que dans les abysses du Styx !
La lueur du visiteur s'estompe. Les taches sur sa peau reprennent leur apparence innocente, puis disparaissent, avalées par les ténèbres avec les ovales des visages.
— Et maintenant ? demande Calyx.
Sa voix tressaille un peu, reprise par l'écho de la voûte pierreuse. Des frottements de vêtement l'accompagnent, le cliquet discret d'un collier de perles.
— On avance, ils vont nous poursuivre, s'impatiente Meidoun.
Des appels retentissent par-derrière, échardes dans le noir. Ahmasis ne les comprend pas. L'écho les déforme, les amplifie, les ourle de colère. Khémetensen part en chasse. Des lueurs flottent au-dessus du canal.
— Ils ont des torches, souligne Calyx d'une inspiration crispée.
— Et nous pas, grince Ériphos. Ils vont nous coincer comme des rats au fond d'un puits. D'ailleurs, c'est quoi ce tunnel ?
— L'un des canaux souterrains qui alimentent les citernes d'Alexandrie. L'eau vient du Nil depuis Canope. En période de crue, tout est inondé et impraticable, mais en dehors d'akhet, le niveau redescend et il est possible d'emprunter les chemins d'entretien. Je sais que Paosis les utilise pour certains de ses trafics. Si je ne me trompe pas, en allant tout droit, on devrait rejoindre la grande citerne du Bruchéion. On pourra sortir par là... Si on ne reste pas bêtement planté à attendre la prochaine pluie.
Meidoun s'impatiente sur la dernière pique. Ériphos se remet en marche d'un grognement inintelligible. La progression heurtée reprend, poursuivie par les lueurs dansantes dans leur dos. Ahmasis se guide sur le gargouillement de l'eau dormante. La complainte l'apaise un peu. Ses notes glissent sur les pierres, se divisent, serpentent sous les palais, les temples, les maisons, les jardins, les pas des hommes, invisibles et chuchotantes.
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Les Flammes de Pharos
FantasiaUn festival. Deux royaumes en guerre. Une créature infiltrée depuis le monde des Dieux. Alexandrie, l'écrin des Muses, son phare immuable. Tout le monde grec se presse pour participer aux jeux organisés par le pharaon : l'occasion de briller de prou...