12. La frontière floue du savoir (2/2)

22 6 4
                                    

Au lieu de gravir le large perron et de risquer une question agacée de la part des érudits jaloux de leur savoir, elle contourne le bâtiment. Les lieux n'ont plus de secrets pour elle. Une fenêtre donne sur les alcôves des scribes affairés à leur travail de copie. Elle ramasse un gravier, l'expédie avec la précision de l'habitude. Le roulement discret précède l'émergence d'une figure familière, rassurante. Un baume dans une normalité malmenée.

Calyx sourit.

Cheveux en épis, nez pointu, menton pointu. Tout est anguleux chez Calléas, même ses coudes et ses genoux. Il la voit, son visage s'éclaire.

— Calyx !

Ni une ni deux, il grappille un regard par-dessus son épaule, enjambe l'appui de fenêtre, s'y suspend et se laisse tomber dans les jardins à la manière d'un crapaud – mais un crapaud instruit !

Elle se mordille la lèvre.

— Tu es sûr que... ?

— Maître Mnestôr discute avec des étrangers, des Grecs d'Athènes. On a un peu de temps. Viens !

Il l'entraîne vers leur banc de conciliabules, s'assied, tapote près de lui. Elle rassemble son châle, le dos bien droit, et se pose à l'autre extrémité. Rien de malséant. Une simple discussion scientifique.

Il trépigne.

— Alors, raconte ! Ça a donné quoi ?

Calyx a besoin d'un papillonnement de cils pour renouer le fil de leurs derniers échanges.

— Théophraste avait raison dans son manuscrit. La trempe du fer a fonctionné. La lame ne s'est pas fendue...

En quelques mots, elle relate l'expérimentation, le résultat, la validation élogieuse du maître forgeron. Calléas appuie chaque étape d'un coup de menton, les yeux sans doute aussi passionnés que les siens.

— Il faudra que je relise le traité du métal, pour comparer, médite-t-elle. Théophraste mentionnait également d'autres techniques, et je crois bien qu'il donnait une référence vers un autre texte...

Ses pensées s'enchaînent toutes seules, plus vite que ses mots. Les événements se coulent dans le moule du passé. La lame fixée sur sa poignée à tête d'Horus, la fierté de Thibrôn devant le serviteur égyptien, l'arrivée des deux garçons, le pendentif cassé, la vision dans la forge.

Elle se fige sous une sensation de doigts froids dans son cou. Tout dérape dans sa tête. Une ombre impossible se superpose au fantôme de Sthénon avec sa lance forgée. Des martèlements ébranlent ses côtes. Un carcan se referme sur sa poitrine. Et serre. Plus fort.

Une voix interroge, lointaine :

— Calyx, ça va ?

Elle tourne la tête. Calléas la dévisage ; il a l'air inquiet. Est-ce qu'il l'appelle depuis longtemps ? Elle se concentre sur sa respiration. L'étau se dénoue, la crise passe. Un sursis. Aussi bien enveloppé soit-il, le paquet sur l'étagère de ses pensées ne la laissera pas en paix tant qu'elle ne l'aura pas analysé, étudié, digéré. Elle le sait, elle se connaît trop bien.

— Il faudrait que je...

Elle se rend compte qu'elle parle tout haut, s'interrompt. Non, ce n'est pas une bonne idée. Calléas fait déjà beaucoup pour elle, hors de question qu'elle lui demande de braver des interdits. Les apprentis comme lui n'ont pas accès à la section réservée, celle qui rassemble les papyrus traitant de magie. Sans doute n'aurait-il même pas dû l'évoquer devant elle. Il aurait des ennuis, de gros ennuis. Elle aussi, d'ailleurs. Sa venue n'est que tolérée ; elle pourrait tout perdre.

Les Flammes de PharosOù les histoires vivent. Découvrez maintenant