9. Comment s'emmêler dans ses promesses (1/2)

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Dans la vie, il y a des moments où l'on a le choix. Celui d'aller ou non à une fête, celui de boire trop de vin ou de rester raisonnable, celui de réparer ses erreurs. À d'autres moments, le choix se carapate à l'autre bout de la ville.

Dans la ruelle plus noire que la gueule de Seth, Meidoun aurait bien aimé lui courir après. Hélas, les quatre compères bloquaient toute issue. Depuis combien de temps attendaient-ils, tapis à deux rues de chez lui ? Il fallait que Paosis ait rudement insisté – à moins qu'ils ne l'aient tout simplement pisté depuis le gymnase, attendant le moment propice pour lui poser la main au collet.

Quitte à ne pas avoir son mot à dire sur le chemin à suivre, autant l'emprunter avec le sourire – et les sourires, ça le connaît ! Il leur a déballé son meilleur exemplaire.

— Ah, je me disais justement que c'était l'heure parfaite pour saluer de vieux amis de mon frère !

Le premier s'est rangé à ses côtés ; le second s'est emparé de la planche à roulettes – sans même demander la permission – ; le troisième l'a poussé dans le dos.

— Avance ! a conclu le dernier.

Sans doute pas des amateurs de sourire.

Ils n'ont pas marché bien loin. Paosis et sa bande de terreurs tenaient quartier général dans les replis humides d'une tannerie éboulée. Tout le monde le savait à Rhakôtis, personne n'allait y fourrer le nez – en tout cas, pas ceux qui tenaient à le garder intact.

Des torches léchaient une poignée d'arcades encore debout. Un fumet âcre montait des cuves fêlées et de leur reste d'eau croupie. Quelques caisses fournissaient des sièges rudimentaires, tous occupés. Pas grave, Meidoun s'en passerait.

Paosis l'a regardé approcher sans desserrer la mâchoire. Front bas, menton large, mufle frémissant : le portrait craché du bélier prêt à charger. Le gaillard travaillait comme manutentionnaire dans le port intérieur et une seule de ses mains aurait pu briser une noix de coco comme d'autres pressent une poignée de raisins. En somme, pas le genre de bonhomme dont tu écrases le gros orteil par inadvertance.

— T'as des nouvelles de Samout ? a-t-il attaqué en guise de salutation.

Meidoun n'en avait pas. Même s'il en avait eu, il n'est pas certain que Paosis aurait été la personne idéale avec qui les partager.

— Non, désolé. Eh bien, bonne nuit, Paosis. Ravi de t'avoir croisé !

Il a tenté un pivot sur les talons, s'est retrouvé nez à nez avec une tronche chiffonnée que son hospitalité ne soit pas appréciée à sa juste valeur, a tenté un nouveau sourire – on ne sait jamais, sur un malentendu, son charme pouvait opérer un miracle. Une poigne lui a broyé l'épaule et l'a ramené face au maître des lieux. Raté.

— J'en ai pas fini avec toi. Tu partiras quand je dirai que tu peux partir, c'est clair ?

Meidoun a pris une inspiration, gorgée de fumée résineuse, d'humidité rance et de musculatures huilées.

— Écoute, je veux pas savoir ce que Samout tramait pour toi ! Si tu me demandes de prendre sa suite, tu peux oublier.

Le sang battait à ses tempes. Peut-être qu'il était encore ivre ? La promenade n'avait pas suffi à lui aérer l'esprit. Les rumeurs racontaient que Paosis s'acoquinait avec les trafiquants d'esclaves et les brigands qui écumaient les berges du lac Maréotis. Meidoun n'en savait pas plus et cela lui suffisait. Samout s'était lié avec eux après l'accident, la mort de père. Il rentrait souvent au milieu de la nuit, exhibait parfois des traces de contusions dont il ne pipait mot, versait dans un caractère déplorable, mais ramenait de l'argent. Ouménet fermait les yeux, se voûtait un peu plus et acceptait les drachmes. Il fallait bien manger.

La comédie avait duré quelques années. Et puis, un jour, la milice avait frappé à leur porte. Elle avait emmené Samout, l'avait jugé devant le temple de Sérapis – pas pour brigandage, ni pour contrebande, mais pour dettes. En plus de fréquenter Paosis, Samout avait pris goût aux jeux d'argent. Il pariait sur tout : les combats de coqs, les courses de chars, les parties de senet. Il pariait par poignées entières, jusqu'à ne plus rien posséder.

Ouménet avait pleuré, lorsqu'il était parti.

Meidoun serrait les poings, prêt à encaisser la dérouillée. Au lieu d'exploser dans un rugissement indigné, Paosis s'est contenté de hausser les épaules.

— Bah, c'est dommage. Y a beaucoup à gagner, crois-moi. Et je ne te parle pas d'une misérable poignée de drachmes. Ce qu'on prépare, ça se compte en talents d'argent, tu vois. Tu pourrais vivre comme un prince dans son palais, ta mère vivrait comme une reine.

Une image s'est imprimée, là, au milieu des canailles plantées sur leurs caisses moisies. Sa mère a levé les yeux de son métier à tisser, sourire triste aux lèvres, cheveux gris balayant un front trop soucieux. Si fragile, si incongrue. Ouménet méritait mieux, Meidoun accordait volontiers ce point. Samout avait essayé de lui offrir ce dont la mort de père l'avait privée. Il avait échoué. Samout avait écouté Paosis, suivi leurs jeux idiots. Pas lui. Lui, il deviendrait conducteur de char, comme Nebrê. Deux frères, mais différents.

— Je ne veux pas de ça, Paosis, a-t-il déclaré, plus calme, plus sobre. Laisse-moi tranquille.

Paosis s'est levé dans un craquement de caisse plaintive. Ses cheveux ras frôlaient la voûte. Il a retroussé les lèvres sur une comédie de sourire – Meidoun espérait que les siens se montraient plus convaincants.

— Ah, c'est pas si simple, tu vois. Samout me devait de l'argent. Je lui avais prêté une belle somme, en avance. J'attendais qu'il revienne, hein. J'ai été patient. Mais vu qu'y revient pas, que t'as pas de nouvelles...

La brute a fait craquer ses doigts, les uns après les autres. Toute la bande regardait, attentive aux signes de leur chef. Meidoun sentait de nouveau les doigts froids dans son dos, mais n'osait pas se retourner. Il a posé la question attendue, parce que, encore une fois, il n'avait pas le choix.

— Combien te devait Samout ?

La réponse est tombée, façon hache du bûcheron. Tout dans la délicatesse.

— Huit drachmes.

Plus d'un mois de tous ses travaux réunis ! Des journées entières de tissage minutieux pour Ouménet ! Meidoun a essayé d'encaisser le coup sans broncher, mais il a dû se rater quelque part. Paosis s'est planté devant lui, sûr d'avoir bien ferré le poisson.

— Écoute, tu les as pas, je sais. Alors, voilà ce que je te propose. Tu me rends un service ou deux. Rien de très compliqué. Tu fais passer un message par-ci, un message par-là. Avec ta planche, là, tu vas vite dans les rues. Tu donnes un coup de main en cas de besoin et j'efface l'ardoise. Tu as de bonnes connexions avec les Grecs qui fréquentent le gymnase, ça peut m'être utile.

Rien de très compliqué, formulé ainsi. Mais après, Meidoun serait pris dans les filets de la bande. Ce serait toujours un service de plus, un peu d'argent facilement gagné. Il avait bien vu comment Samout avait basculé, peu à peu. Il ne pouvait pas. Il ne voulait pas. Les ongles s'enfonçaient dans sa paume.

— J'aurais tes drachmes, il me faut juste un peu de temps. Si je te rembourse ce que te devait Samout, tu me laisses tranquille ? J'ai ta parole ?

Le regard de Paosis s'est assombri. Ce n'était pas la réponse qu'il attendait.

— Je me suis déjà montré très patient. Alors, je te laisse deux jours, pas un de plus. Soit tu te ramènes avec la somme, soit tu travailles pour moi. C'est clair ?



Les Flammes de PharosOù les histoires vivent. Découvrez maintenant