5. Comment mettre les pieds dans le plat (1/2)

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Les Alexandrins savent recevoir, Meidoun peut en jurer devant les Dieux. Tous ces Grecs aux nez fins venus des cités de l'autre côté de la mer pourraient en prendre bonne graine. Un joyeux brouhaha frappe les tympans et lui berce la tête. L'estomac repu à éclater, il savoure une gorgée de vin doux. Jusqu'ici la soirée de bienvenue tient toutes ses promesses. Meidoun se sent bien. Rudement bien, même !

De longues tables ont été aménagées pour l'occasion dans le plus vaste gymnase de la ville, autant de bancs. Des tentures pour égayer l'atmosphère ; des braseros pour chasser l'humidité de la mer ; des plats à régaler tout un bataillon d'éléphants ; et des amphores de vin de Maréotis, trop nombreuses pour être comptées. Meidoun lève son gobelet, appréciateur. Les Grecs s'y connaissent pour plaire à leur fameux Dyonisos.

Son regard danse sur l'assemblée bigarrée, les visages hilares, les chitons moins impeccables qu'au début des festivités. Il est l'un des rares Égyptiens de souche invités à profiter de l'abondance. Le repas est donné en l'honneur des athlètes et artistes qui vont concourir lors des Ptolémaia. Lui n'en fait pas partie. Malgré tous ses efforts et son art inégalé de la persuasion, aucun patron n'a voulu de lui comme conducteur de char. En revanche, il travaille régulièrement au gymnase ou à l'hippodrome, connaît du monde, a rendu des services par-ci, par-là. Les Grecs paient leurs dettes et soutiennent leurs amis, alors il peut profiter d'une soirée tous frais payés. L'avantage de maîtriser leur langue, également. Son père la parlait et a tenu à ce qu'il apprenne. Une riche idée !

Meidoun se redresse un peu pour soulager la pression sur sa panse. Au centre de la tablée, quelques plats proposent encore des restes d'oies rôties au miel, de la fondue de poireau, des tranches de pastèque ou des poignées de dattes. Tentant, mais il n'a vraiment plus faim. Son voisin lui frappe dans le dos, lui déclare quelques mots d'une haleine épaisse et draine son verre. Une histoire de course, ou de bourse. Meidoun entend à peine, par-dessus les rires, les conversations et les bousculades. L'autre a trop bu, c'est certain. Lui aussi, peut-être. Il n'a pas l'habitude du vin. Dans le quartier de Rhakôtis, ses amis trinquent plutôt avec de la bière d'orge. Il hoche la tête, avale une gorgée, rit. Tout est très drôle, ce soir.

Au moins, ainsi, il peut oublier l'existence de doigts glacés dans son cou. La première fois, quand il s'est retourné, il n'y avait rien, juste sa mère qui le regardait bizarrement – ou peut-être que c'était lui qui affichait une tronche bizarre ? Toute la journée, la sensation d'une présence dans sa nuque l'a accompagné dans ses moindres déplacements. Il s'est gratté la tête, a sautillé sur place, a pivoté plusieurs fois en sursaut. Rien. À en devenir fou ! Même là, en bonne compagnie, la tête légère de raisin fermenté, il la sent encore. Comme deux yeux de braise rivés sur lui. Serait-il hanté ?

Meidoun avale une nouvelle lampée et cherche une distraction. À l'autre bout de la tablée, un Grec s'est levé. De son âge, peut-être, les cheveux bien plus courts et disciplinés. Encouragé par la demande générale, il chante des bribes de poème, une histoire de bataille, d'amour et d'honneur autour des murailles de la ville de Troie – Meidoun n'y accorde qu'une vague attention, sauf pour la partie bataille. Le rimailleur s'accompagne à la cithare, ses doigts fins caressent les cordes. Ses épaules flottent un peu dans la toge drapée dont les Grecs aiment s'embarrasser. Celui-là ne transporte pas des paniers à longueur de journée, manifestement.

À son accent coulé et son teint pâlot, il n'est pas d'ici. De Sparte ou d'Athènes, peut-être ? Il existe sûrement d'autres cités, dans ces terres lointaines, mais Meidoun ne connaît pas leurs noms – il n'est jamais allé plus loin que Canope, à cent vingt stades vers l'est, sur le Nil. Quand il sera un conducteur de char renommé, il pourra chevaucher jusqu'à Thèbes, peut-être jusqu'en Séleucie – si Ptolémée et Antiochos arrêtent de se faire la guerre –, voire jusqu'à Byzance, la ville entre les deux mers.

Les Flammes de PharosOù les histoires vivent. Découvrez maintenant