Retour au bercail

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Mai 1944 - Gourdon

Il est tard, bientôt vingt heures. Le trajet en train depuis Billom a été éprouvant. Le Puy-de-Dôme et le Lot, ce n'est pas la porte à côté. Outre la longueur interminable du voyage, à cause des multiples changements, nous avons été ralentis par des problèmes sur les voies endommagées par endroits. Je suis exténué et n'aspire qu'à me jeter sur mon lit pour dormir vingt quatre heures d'affilée. À mon arrivée en gare de Gourdon, mon père m'attend au bout du quai, un grand sourire barrant son visage buriné. Il est reconnaissable entre mille avec sa silhouette trapue et sa casquette vissée sur la tête. Son sourire est contagieux et je sens mes joues s'étirer à leur tour, cédant à la joie d'être rentré au bercail malgré les circonstances.

Mon père s'est rendu tout droit à la gare après sa journée de travail; il a pris quelques jours de congés pour nous permettre de nous ressourcer en famille dans la maison qui m'a vu naître, à Concorès. Sur le chemin, secoués par les cahots de la voiture et assourdis par le bruit du moteur, nous nous contentons d'échanger des banalités. Cela fait des mois que nous ne nous sommes pas vus et nous n'avons pas grand chose à nous dire à part des banalités. Il va nous falloir, comme à chaque fois que je suis en permission, un petit temps pour se ré-apprivoiser. D'un accord tacite, nous attendons d'être arrivés à destination pour aborder le sujet qui m'amène ici alors que je devrais être en train d'étudier.

C'est mon père qui m'a envoyé à l'école des Enfants de Troupe à l'âge de treize ans pour me donner une perspective dans la vie, aussi bien que pour prendre en charge mon entretien qui revenait trop cher pour les petits moyens de ma famille. Nous étions trois frères, trois bouches à nourrir, trois corps en pleine croissance qui réclamaient de la nourriture là où il y en avait peu. Mon père, conseillé par l'officier de la gendarmerie à laquelle il était affecté, décida de placer ses deux aînés dans une école militaire. Je lui en suis reconnaissant, je n'ai jamais manqué de rien là-bas, si ce n'est de l'affection familiale. Même si depuis le début de la guerre, les portions alimentaires ont tellement réduit que nos estomacs sonnaient souvent creux. Mais ce n'est pas la raison de mon retour dans le Causse qui m'a vu grandir. Non, si je suis revenu aujourd'hui, c'est dans le but de déserter l'école pour prendre le maquis. Et mon père va m'y aider.

En temps normal, un retour à la maison est synonyme de fête. Mais aujourd'hui, la joie des retrouvailles en famille le dispute à la peur de l'inconnu. Je m'apprête à faire voler en éclats cinq ans d'enseignements militaires et de préparation à l'école d'officier. Je ne prends pas cette décision à la légère. Mon choix est guidé par la nécessité. Depuis 1943, le Service de Travail Obligatoire a été instauré et ce n'est qu'une question de semaines avant que je ne reçoive ma convocation. J'ai choisi de prendre les devants et de solliciter une absence exceptionnelle pour visiter ma mère prétendument malade avec la complicité de mon père. Il m'a fourni le télégramme tenant lieu de laisser-passer pour l'obtention de la permission tant espérée. J'ai beau être étudiant, je dois me conformer comme n'importe quel autre militaire au règlement.

La voiture stationne enfin dans la cour de gravier et quelques secondes suffisent à ma mère pour se précipiter dehors et m'accueillir. Rayonnante de santé, cela va sans dire. C'est une grande femme, d'une constitution solide qui la rend intimidante. D'aucuns diraient masculine. Mon père a beau être le chef de famille, personne n'est dupe. C'est elle qui maintient cette famille à flot et qui en fait le ciment. Habituellement peu démonstrative, elle me gratifie pourtant de l'une de ses rares manifestations d'affection et j'accueille son embrassade avec bonheur. Je me sens à la maison et réalise en cet instant combien tout cela m'avait manqué et combien ce bonheur est fragile.

Je pose mon sac dans l'entrée avant de suivre solennellement mon père dans son bureau. Ce n'est pas que nous souhaitons particulièrement régler ça entre hommes, mais il est plus prudent de partager les détails de ma désertion à venir avec le moins de monde possible. Histoire de ne pas mettre en danger plus de personnes que nécessaire, même s'il est peu probable que l'on vienne leur demander des comptes. Je l'observe ouvrir la porte basse de son secrétaire pour en sortir une de ses bouteilles d'alcool de prunes qu'il fait lui-même avec les fruits du jardin. Il en verse une généreuse rasade dans deux verres et m'en tend un avant de briser le silence que nous observons depuis le trajet en voiture.

— J'ai pris contact avec les gars de la résistance et je leur ai parlé de toi. Ils sont d'accord pour te faire passer dans leurs rangs, commence mon père.

— Dans combien de temps ?

— Trois jours.

— D'accord. Qu'est-ce qui est prévu ?

— Je te raccompagnerai à la gare pour ne pas éveiller les soupçons sur ta mère et moi. Quelqu'un t'attendra là-bas.

— Combien de personnes sont au courant ?

— Trois tout au plus. Ta mère ne connaît rien des détails. Et il faut que ça reste comme ça. Elle pense que tu es en permission régulière.

— Oui je comprends. C'est mieux.

— Ça va aller Adrien ?

— Tout vaut mieux que de collaborer avec les Boches. Merci d'avoir pris le risque d'activer tes contacts. Vous êtes nombreux à la gendarmerie à aider le maquis ?

— Il vaut mieux que tu l'ignores. Tu sais... au cas où.

— Oui bien sûr. C'était idiot de ma part de demander, dis-je, me sentant brusquement idiot.

— Allez, viens. Allons rejoindre ta mère pour le dîner et profitons des trois jours que nous avons devant nous pour rattraper le temps perdu, m'enjoint affectueusement mon père.

Ma mère a mis les petits plats dans les grands, et ce, malgré le rationnement que toutes les familles françaises subissent depuis le début de la guerre. À la campagne, les gens ont la chance de pouvoir cultiver leur terrain et d'y faire pousser quelques légumes qui viennent agrémenter leurs repas quotidiens. Les plus chanceux ont même des poules qui leur fournissent des œufs. C'est le cas de mes parents. Je les observe, assis en face d'eux sur l'imposante table en bois qui remplit à elle seule le salon. Ils n'ont pas maigri depuis la dernière fois que nous nous sommes vus. Seules quelques nouvelles rides sont venues vieillir leurs visages déjà usés par la vie. Ces dernières années ont apporté leur lot de souci et ont marqué leur tribut.

Je porte ma première cuillère de potage à la bouche et c'est une explosion de saveurs. Rien à voir avec la nourriture nourrissante mais sans goût que l'on nous sert à l'école. Je ferme les yeux pour profiter pleinement de ce petit plaisir et de cette parenthèse de paix. Tant que je le peux encore.

Marraine de guerreOù les histoires vivent. Découvrez maintenant