Opération Capdenac - partie 3

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Je n'aurais rien eu contre un petit remontant pour fêter notre récent succès mais le commandement en a décidé autrement. Nous devons rester sur nos gardes en cas de représailles. Une garnison alcoolisée n'aurait aucune chance d'en réchapper. Encore faut-il que les Allemands nous trouvent, car la position de notre camp est soigneusement gardée secrète. Invisible depuis les principaux axes de circulation, il est, pour ainsi dire, introuvable.

De fait, les plus vulnérables à d'éventuelles exactions allemandes sont les habitants des environs.

L'horreur de la rafle perpétrée à Figeac il y a trois semaines est encore dans tous les esprits. Plusieurs centaines de personnes ont été déportées en Allemagne. Personne ne sait quand elles reviendront, ni même si elles reviendront un jour. Ce qui se passe en déportation reste un mystère. Il est question de travail forcé mais personne n'est encore revenu pour corroborer cette version. Entre le service de travail obligatoire, cette rafle ignoble et les volontaires qui s'étaient déjà engagés dans le maquis, la ville ne compte désormais plus que des femmes, des enfants et des vieillards. Même exsangue de ses hommes valides, la cité n'est pas pour autant à l'abri.

Car ce sont des Boches particulièrement dangereux qui sévissent dans la région depuis le camp de Caylus, situé à quelques dizaines de kilomètres d'ici, où une unité S. S. y stationne. Et pas n'importe laquelle, puisqu'il s'agit de la tristement célèbre division S. S. Das Reich. Contrairement aux soldats de l'armée allemande régulière, les membres d'une unité Schutzstaffel s'illustrent plus pour leur fanatisme idéologique que pour leur compétence au combat. Leur dangerosité provient essentiellement de la cruauté dont ils font preuve pour tenter de retourner la population contre nous.

Cette unité ne recule devant rien pour atteindre cet objectif, faisant preuve de méthodes particulièrement brutales. Leurs pillages et leurs violences diverses, quand il ne s'agit pas de pendaisons ou de fusillades, répandent la terreur sur son passage. En temps de guerre, je peux concevoir la violence entre combattants mais pas celle envers les civils. Or c'est bien de cela qu'il s'agit.

Il se murmure que cette unité a sévi sur le front Est, en Russie, avant de s'établir chez nous, dans le Sud Ouest, au printemps dernier. Je ne sais pas quelle est la part de vérité dans les racontars que j'ai surpris, mais si la moitié seulement était avérée, tomber entre leurs mains signerait tout bonnement notre arrêt de mort. J'espère de tout mon cœur que nos récentes manœuvres n'auront aucune conséquence désastreuse, ni sur nous, ni sur les habitants de Capdenac, Figeac ou les villages alentour. Le succès aurait alors un goût bien amer.

Je ne me fais cependant pas d'illusion. Voilà quelques années que je les ai perdues, la guerre m'ayant fait vieillir plus vite que je ne l'aurais voulu. Même si nous étions protégés à l'école militaire de Billom, les récits des rafles et des exécutions parvenaient tout de même jusqu'à nous. Il suffisait d'un retour de permission, après les vacances scolaires, pour qu'une collection de témoignages rapportés par nos proches circulent entre les élèves, plus vite qu'une traînée de poudre. Nous nous les échangions avec une sorte de fascination morbide qui égalait l'admiration que nous entretenions tous pour les hommes qui avaient le courage de s'opposer à eux.

Ma famille a été épargnée grâce à l'emploi de gendarme de mon père. Sa profession l'exhorte en principe à diriger sa loyauté vers le régime de Vichy, même ils sont nombreux, comme lui, à profiter de leur position pour aider de leur mieux les différents organes de la résistance. Les Allemands ont donc, en théorie, tout intérêt à ménager ceux qu'ils considèrent comme un relais de leur autorité. Si jamais ils venaient à apprendre les véritables activités de mon père, je ne donne pas cher de sa peau ni de celle du reste de la famille, même si je le sais prudent. La bienveillance relative dont il bénéficie de la part de l'ennemi ne s'étend malheureusement pas aux voisins.

A quelques centaines de mètres, l'un de nos voisins s'est vu obligé de se séparer d'une partie de ses vêtements. C'est tout juste s'il a encore de quoi se mettre une chemise sur le dos pour aller travailler dans les champs la journée. Les habitants de la maison d'en face ne sont quant à eux déjà vus réquisitionner par trois fois les quelques têtes de volaille qu'ils avaient coutume de laisser picorer en liberté dans la cour. La dernière fois a été celle de trop. Ils ont depuis tout à fait abandonné l'idée de s'en procurer de nouvelles, même si cela signifie aussi la disparition des œufs, l'un des seuls luxes dont les gens de la campagne peuvent encore bénéficier sans avoir recours aux tickets de rationnement. Les œufs, comme les légumes ou la viande, servent aussi parfois de monnaie d'échange dans le village où le troc est devenu une pratique courante. Certains choisissent plus pragmatiquement de vendre leurs denrées sur le marché noir. Je ne leur jette pas la pierre, l'argent manque de toute part.

Les citadins qui nous prenaient de haut à la veille de la guerre se surprennent maintenant à nous envier, nous les habitants des campagnes, pour nos lopins de terre dont nous sortons de quoi améliorer notre pitance. Je ne peux m'empêcher d'y voir une forme d'ironie.

Lorsque je suis devenu un Maquisard, j'ai réalisé que la résistance avait aussi parfois recours à la réquisition pour les vivres. Les sommes que nous récupérons, comme celle de ce matin, nous permettent de financer l'intendance. Lorsque l'unité vient à manquer d'argent, il arrive de devoir procéder à des saisies sans le consentement des propriétaires. Si je suis un jour assigné à ce genre de mission, je le ferais à contre cœur et sans fierté, même s'il s'agit d'un acte guidé par la nécessité. Je suis cependant soulagé de constater par moi-même que le commandement nous exhorte au contrôle et à la limitation des pertes humaines, même ennemies.

Les Boches nazis ont beau nous qualifier de terroristes, si la terreur avait un camp, ce serait le leur. En témoigne le bilan de ce matin. Malgré l'ampleur de l'opération, il n'y a eu que deux morts. Ils peuvent néanmoins suffire à déclencher l'ire allemande. Impossible de prévoir leurs réactions, d'autant qu'ils sont particulièrement à cran depuis le débarquement. 

Marraine de guerreOù les histoires vivent. Découvrez maintenant