La Permission - Partie 2

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Nous parvenons en gare d'Austerlitz à 8h par le train de nuit parti de Rennes. J'ai réussi à dormir quelques heures mais je ressens une fatigue immense dans mes membres qui semblent peser plus lourd qu'à l'habitude. Les ablutions sommaires auxquelles je viens de me livrer dans la salle de bain de la gare m'ont permis de me rendre, sinon reposé, tout du moins présentable. Mon visage fait exception, je préfère éviter mon reflet, j'y découvrirais un visage creux et des poches sous mes yeux à faire pâlir d'envie un raton-laveur. J'ai besoin de me remplumer et de me reposer. Je sais pouvoir compter sur les bons soins de ma mère pour y parvenir.

J'ai douze heures devant moi avant ma correspondance pour Toulouse. C'est plus que suffisant pour rendre visite à Madeleine mais je ne l'ai pas prévenue et je me vois mal me présenter à elle avec ma mine de déterré. Non, mieux vaut attendre une occasion où je serais plus à mon avantage. A mon retour de permission par exemple. Je troque mon désir de visiter ma marraine contre une balade pédestre dans la capitale.

Je ne peux m'empêcher de penser à elle lorsque je me retrouve devant Notre Dame pour la première fois. Les deux pieds bien campés dans le sol du parvis qui s'étale aux pieds de l'édifice, les yeux levés, je suis saisi de vertiges face au gigantisme de l'architecture. Je rejoue dans ma tête les scènes imaginées par Victor Hugo dans le théâtre dantesque qui me domine. J'imagine sans peine Quasimodo évoluer parmi les gargouilles de pierre pétrifiée qui jalonnent les contreforts. La carte postale envoyée par Madeleine a beau être remarquable, elle supporte mal la comparaison avec l'original. J'imprime mes impressions dans mes rétines et ma mémoire pour être en mesure de lui faire un compte rendu fidèle lorsque nous nous verrons.

Laissant derrière moi la cathédrale, j'enchaîne les visites, m'émerveillant tour à tour devant la Concorde, la place de l'Etoile, l'arc de triomphe et les Champs-Elysées. Paris, je l'avais lue, on me l'avait racontée, mais jamais je ne l'avais vue, jamais sentie. C'est autre chose de la découvrir par mes propres yeux, de respirer l'odeur de la Seine tourbillonnante en été, d'entendre le brouhaha des badauds qui se pressent sur les quais, heureux de se les ré-approprier. C'est une ville qui se déguste avec les cinq sens. Paris en temps normal ça doit être quelque chose, mais Paris aux lendemains de la fin de la guerre, c'est indescriptible. Electrique. Chaotique. Grisant.

Je n'ai pas vu le temps s'écouler quand déjà, il est temps de reprendre le voyage. Ce n'est que partie remise, bientôt je reviendrai. Je me serais volontiers laissé aller à quelques regrets si je n'étais aussi excitée de rejoindre les miens, dont quelques centaines de kilomètres me séparent encore.

Je descends du train au petit matin, les jambes fourbues d'être resté assis et balloté trop longtemps dans le wagon qui m'a servi de chambre. Cette arrivée m'en rappelle une autre, il y a un an. Mais cette fois-ci, personne n'est présent pour m'accueillir. Même si le courrier annonçant ma permission est arrivé à destination avant moi, le trajet était trop incertain pour que je donne une date d'arrivée plus qu'approximative.

— Je crois qu'on est bon pour marcher jusqu'à la gendarmerie, dis-je.

— Avec nos paquetages ? Même pas en rêve. On va bien trouver quelqu'un pour nous déposer, répond Pierre.

Est-ce son assurance qui provoque sa chance, ou l'inverse ? Je ne saurais dire mais il nous trouve bel et bien un moyen de transport : un commissionnaire qui a à faire du côté des allées Fenelon. Autant dire à deux pas de notre destination.

C'est rompus et croulant sous le poids de nos sacs que nous nous présentons au casernement. Nos familles résident à quelques portes l'une de l'autre. Il est encore tôt quand je frappe contre celle de mes parents. Une fois, deux fois, je m'apprête à recommencer quand enfin, je perçois des raclements paresseux de semaine contre le sol. Le bois grince et pivote sur la charnière pour me laisser entrevoir le visage encore fripé de sommeil de mon frère. Il a encore grandi. D'une voix rauque que je ne lui connaissais pas, il cri : "Maman ! C'est Adrien !" avant d'ouvrir grand la porte.

Marraine de guerreOù les histoires vivent. Découvrez maintenant