Fraternisation

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L'excitation est retombée, permettant à la routine de reprendre ses droits sur le camp. Nous sommes condamnés, au moins pour quelques temps, à l'immobilisme. Certains d'entre nous s'accommodent très bien de cette situation, voyant là l'occasion de jouer aux cartes, voire même, pour les plus instruits, d'écrire ou de lire. Pour ma part, je trépigne, ressassant en boucle les événements de la semaine dernière. Toutes ces années passées en écoles militaires trouvent ici leur aboutissement, leur sens. Soldat dans l'âme, j'ai le sentiment d'avoir enfin une utilité, de servir un dessein plus large que ma personne. C'est pourquoi l'inaction me pèse autant.

Je tente tant bien que mal de distraire mon esprit dans les pages jaunies et abîmées d'un recueil de Lamartine que j'ai glissé dans mon paquetage avant de quitter le domicile familial. J'admire beaucoup les poésies lyriques de cet auteur du siècle dernier qui donne au romantisme toutes ses lettres de noblesse. J'estime tout autant sa plume que la qualité de ses rimes et n'ai jamais réussi à saisir ce que Flaubert, à qui je voue également une admiration sans borne, pouvait bien reprocher à l'œuvre de son confrère. J'ai coutume de trouver l'apaisement dans la lecture de sa prose mais, cette fois-ci, rien n'y fait. Voilà de longues minutes que je maltraite la même page en fin vélin de l'ouvrage sans parvenir à me souvenir ne serait-ce que des trois derniers mots que je viens de lire. Non, autant remettre à plus tard ma lecture, lorsque je serais mieux disposé et plus réceptif aux envolées lyriques de mon écrivain favori. Il mérite mieux que la moitié d'attention que je suis en mesure de lui accorder. Résolu, je referme mon volume fétiche dans un bruit étouffé mais néanmoins suffisant pour faire sursauter mon voisin de tente qui s'adonnait jusqu'alors à la sieste. J'envie un peu Abel de parvenir à faire abstraction de tout pour sombrer dans un bienheureux sommeil. Depuis mon arrivée dans la résistance, le mien est pour le moins chaotique.

Tout en reposant l'objet du délit près de moi, je l'entends grommeler :

— J'espère que ton bouquin en valait la peine pour m'avoir tiré d'un si bon sommeil. Qu'est ce que tu lis ?

— Oh... rien d'important.

Ma réponse évasive n'a pas l'air de le satisfaire. Avant que j'ai pu faire le moindre geste pour l'en empêcher, Abel se saisit de mon livre. Il est drôlement alerte pour un homme qui vient de se réveiller !

— Alphonse de... Lamartine. Qui est cet illustre écrivain ? dit-il d'un ton plein d'emphase, un soupçon ironique.

— Un ancien député français qui a écrit à ses heures perdues.

Il ne semble pas le connaître et je préfère le présenter sous son jour politique, qui, du reste est parfaitement véridique, plutôt que sous celui de la poésie. Bien que je n'ose l'avouer au tout venant, j'ai, au fond, une sensibilité à la littérature romantique que j'aime autant garder secrète. J'ai l'intuition qu'elle me vaudrait quelques railleries.

— Très peu pour moi les récits politiques. Je te le rends bien volontiers, dit-il déçu en me rendant l'ouvrage d'un air presque dégoûté.

Abel était sur le point de le feuilleter mais son élan s'est tari au fil de ma courte explication. Je m'efforce de réprimer un soupir de soulagement à l'idée de conserver pour moi mes affinités littéraires. Tentant d'éloigner la discussion de ce terrain glissant, je l'interroge à mon tour.

— Si la politique n'est pas ton genre de prédilection, quel est ton type de lecture ?

— Je sais pas trop... J'ai juste lu les livres obligatoires à l'école, c'est tout. Et je peux pas dire que j'ai beaucoup aimé, me répond-il ponctuant sa remarque d'un petit rire auquel je réponds bien volontiers.

Marraine de guerreOù les histoires vivent. Découvrez maintenant