La bataille - 15 avril 45

18 3 3
                                    


Je dors très peu. Probablement comme mes amis. Entre l'inconfort des buissons au milieu desquels nous sommes allongés, les moteurs des bombardiers qui se succèdent en vague au-dessus de nos têtes et le vacarme continu des obus qui pilonnent les blockhaus allemands sur la Pointe de Grave, il est plutôt difficile de trouver le sommeil. La scène à laquelle j'ai assistée hier tourne en boucle dans mon esprit, me privant de repos. Je ne peux m'empêcher de revoir ce soldat disparaître dans une nuée de chair et de métal. Comme une méchante rengaine qui refuserait de se laisser oublier. D'épuisement, j'ai fini par sombrer pour me réveiller au petit matin en sursaut et en sueur. Dans mon cauchemar, c'était moi, et non l'Allemand, qui marchait dans ce champ de mine. Cette sensation désagréable me colle à la peau.

Nous avons ordre de rejoindre le front dont la ligne s'est avancée. Tous les engins étant réquisitionnés pour l'attaque, nous sommes à pied. Aux abords de Montalivet, nous trouvons la forêt en feu. La faute aux bombardements. Je sens la chaleur cuisante de l'incendie sur mes joues, alors que le brasier brûle à plusieurs centaines de mètres de nous. J'ai peine à assister au spectacle désolant de ces parcelles de pins qui partent en fumée. Mais les flammes n'ont pas encore réussi à s'attaquer aux feuillus des marais que nous atteignons. Plusieurs groupes, dont celui de Pierre, s'y trouvent déjà. Ils nous attendaient, nous sachant en arrière. C'est Pierre qui nous accueille.

— On a fait du repérage, il vaut mieux qu'on passe par le marais. On y sera à couvert avec la garantie de ne pas rencontrer de mine.

J'entends mes gars marmonner derrière moi :

— Pas étonnant, même les Boches ils veulent pas mettre les pieds là-dedans...

— On y va alors. Allez les gars, dis-je.

Pas le temps de faire la fine-bouche, nous y entrons jusqu'à avoir de l'eau jusqu'aux cuisses. Enfin, si l'on peut appeler ainsi cette vase brunâtre, opaque et puante qui nous encercle et entrave nos mouvements. Nous progressons en silence, dérangeant les rares habitants du marais qui n'ont pas encore fui le périmètre. Ici un échassier, là un héron. Ils s'envolent dans un froissement d'ailes contrarié, nous faisant sursauter. Nous sommes tous à cran et fatigués. Cet environnement meuble est éreintant, tantôt immergé, tantôt sablonneux, rien n'y pousse, si ce n'est parfois de rares brins d'herbe qui, loin d'égayer le paysage, lui confèrent un air encore plus sinistre. Après ce qui me semble être plusieurs heures de cette marche harassante, nous remontons la rive pour prendre pied sur la terre ferme en bordure d'une route.

Immédiatement sur nos gardes, nous pointons nos armes devant nous, à l'affût du moindre danger. Bien nous en a pris, car nous apercevons un groupe d'une dizaine de Boches. Lorsque nous nous apercevons de notre présence mutuelle, le temps semble se suspendre. Tout le monde se fige. Nous les tenons en joue. Lentement, l'un d'entre eux, peut-être leur chef, lève les mains en l'air, bientôt suivis des autres.

— Bare, Labastide, couvrez-nous pendant qu'on s'occupe d'eux, dit Pierre.

Un petit groupe va aux devant d'eux pour leur sommer de jeter armes et recharges. L'un des nôtres se charge de ramasser la précieuse prise afin de nous répartir ce matériel salutaire. C'est que nous sommes assez pauvres en munitions.

Le groupe d'Allemands est ramené, dûment menotté. Nous escortons les prisonniers docilement disposés les uns derrière les autres en colonne. Nous formons une unité d'une trentaine d'hommes, c'est suffisant pour les tenir en respect et prévenir toute mutinerie de leur part. Alors que nous marchons sur les bas-côtés, un bruit assourdissant me surprend sur ma droite. Un souffle brutal me balaie et m'envoie m'écraser contre le gravier de la chaussée. Sous la violence du choc, mon souffle se coupe et ma vue se brouille. Alors que je reprends lentement mes esprits, tentant de comprendre ce qui a bien pu se produire, je remarque du sang sur ma veste. Paniqué, je m'assois brusquement, regrettant aussitôt mon geste car une nausée me submerge. Quand l'horizon cesse enfin de tanguer comme une chaloupe prisonnière de la houle, je touche mon vêtement à l'endroit devenu écarlate, sans ressentir aucune douleur. Je vérifie rapidement le reste de mon corps. Ce sang n'est pas le mien. Alors que ce constat me frappe, je tourne lentement la tête pour percevoir enfin ce que mon état m'avait empêché de voir : plusieurs corps, ou tout du moins ce qu'il en reste, jonchent le sol sur plusieurs mètres. Je comprends alors que c'est l'œuvre des mines. mes oreilles sifflent, je comprends que quelqu'un me parle sans entendre correctement.

— Tu es blessé Adrien ?

— Non. Rien. Pas mon sang.

Je parviens à articuler péniblement quelques mots, tout juste cohérents. Je suis sous le choc. Je ne suis vraiment pas passé loin. Il faut que je me reprenne.

— Les morts ? demande-je.

— Bare, Labastide, Champer et deux Boches. On a deux blessés aussi. Non. Quatre.

Le bruit de l'explosion semble avoir attiré l'attention de nos ennemis. Nous avons tout juste le temps de reconnaître le sifflement caractéristique du mortier avant de réagir. Quelqu'un crie, assez fort pour que je le comprenne.

"A terre !"

Les projectiles frappent heureusement à côté et nous courons nous remettre à couvert en portant les blessés pour ne pas les laisser exposés. Leurs blessures sont sérieuses mais leur vie ne semble pas immédiatement en danger.

— On va devoir vous laisser là les gars. Si vous trempez vos blessures dans les marécages, vous signez votre arrêt de mort, dis-je.

— Ça va aller. Foutez ces sales rats dehors pour nous les gars.

— Comptez sur nous. De votre côté, restez à couvert. Si jamais les Boches s'aventurent jusqu'à vous, ne jouez pas les héros et rendez-vous.

— Oui chef.

— Vous avez tous vos brassards F.F.I. ?

— Oui.

— Bien. Vous aurez la vie sauve s'ils vous prennent. De toute manière, il leur reste peu de temps. La victoire est à portée de main.

Nous laissons là nos camarades avant de poursuivre notre avancée jusqu'à un ruisseau. Ou plutôt un canal, ou un chenal. Il n'est pas bien large, mais suffisamment tout de même pour nous obliger à utiliser le radeau pneumatique que nous traînons avec nous depuis le matin. Nous n'avons même pas chercher à le franchir par le pont en aval, car nous savons qu'il a été détruit. Le génie civil se chargera probablement d'en établir un nouveau d'ici peu, mais trop tard pour nous.

Une fois sur l'autre rive, nous continuons notre marche jusqu'au coucher du soleil. Nous passons la nuit sur la route de Montalivet, dans le fossé, trempés jusqu'aux os et puants de l'odeur nauséabonde du marais que l'eau du chenal n'a pas réussi à laver.

Marraine de guerreOù les histoires vivent. Découvrez maintenant