Le Gourbi - partie 2

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N'ayant dormi qu'une poignée d'heures après la fin de ma garde, je suis passablement éreinté. La mésaventure de la nuit ne m'étant pas sortie de la tête, je suis dans un état de vigilance permanente qui, j'en ai peur, va se maintenir jusqu'à mon retour à l'arrière du front. Et dire qu'il va nous falloir tenir toute une semaine... Je n'aurais pas dit non à une tasse fumante de café mais il me faudra me contenter de chicorée. Voilà tellement longtemps que je n'ai pas eu le privilège de boire du café que je ne saurais plus vraiment me souvenir de son goût, si ce n'est que je trouvais ça sacrément bon. Surtout avec un nuage de lait frais donnant une délicate couleur caramel au breuvage habituellement brun foncé... Mon estomac gargouille à ce souvenir, me ramenant à ma réalité.

Je trempe ma tranche de pain dans ma tasse avant de la croquer, dégoulinante et fumante au contact de l'air glacial qui ne s'est guère réchauffé depuis mon réveil. Une tenace langue de brouillard s'accroche aux arbres qui bordent notre position, nous coupant la vue, autrement dégagée par temps clair. Assis près du feu qu'un camarade a allumé, probablement quelques heures plus tôt si j'en crois l'état des braises, je me perds dans la contemplation des flammèches et des étincelles qu'a provoqué l'affaissement d'une bûche.

— Hé, regarde ce que j'ai trouvé ce matin, m'interpelle Pierre pour me sortir de ma transe.

Abruti par le manque de sommeil, je mets du temps à repérer l'objet censé attirer mon attention. Pas un objet, non, un animal. Si j'en crois les 4 pattes, la langue pendante et la queue battante, nous avons là un magnifique spécimen de chien errant. Sous la crasse, on devine un pelage blanc moucheté de marron, ou de noir. Je ne sais pas bien. Sa grande taille et son museau clair me font un peu penser au Braque que mon père amenait à la chasse quand j'étais petit. Il a dû être beau, en son temps, mais tout ce qu'il m'évoque c'est de la pitié.

— Où as-tu trouvé un corniaud en si piteux état ?

— Pas un, mais une. C'est une chienne ! J'étais parti dans les dunes avec deux autres gars pour faire notre toilette quand je suis tombé sur elle. Elle m'a suivi jusqu'ici et je n'ai pas eu le cœur de la renvoyer.

— Qu'est-ce qu'on va bien pouvoir en faire ?.

— Je me disais qu'on pouvait peut-être la dresser à nous alerter quand quelqu'un approche des gourbis ?

— Hmm... en admettant que ce soit possible, il faudra du temps avant qu'elle soit dressée. Et puis regarde son état, on lui voit les côtes à cette pauvre bête.

— Pas plus qu'à nous. Allez, on lui trouvera bien quelques restes à lui mettre sous la dent. Je suis sûr qu'elle peut nous être utile.

— Après tout, si elle peut nous épargner des gardes comme celle de cette nuit, je suis preneur, finis-je par céder en haussant les épaules.

Un concerto de chocs métalliques irréguliers attire notre attention et nous cessons là notre discussion autour de la chienne pour nous concentrer sur le nouveau-venu.

— Hé les gars, j'ai eu une idée, crie Yves, tout guilleret en s'approchant avec une dizaine de boites de conserve en équilibre dans les bras.

— Tu as dévalisé l'intendance ou quoi ? demande Pierre, méfiant.

— Non, non, elles sont vides.

Un large sourire aux lèvres, Yves ouvre les bras pour les laisser tomber au sol dans un fatras sonore.

— Qu'est ce que tu mijotes avec ça alors ?

— Je me disais qu'on pourrait peut-être relier ces boîtes avec une corde qu'on placerait à quelques mètres des gourbis, au ras du sol. Comme ça, quand quelqu'un voudra s'approcher, il se prendra les pieds dedans et ça fera tinter les conserves entre elles.

Il a l'air visiblement très satisfait de son idée. Pierre, quant à lui, a l'air amusé.

— Tu veux faire une guirlande de conserves !

— En fait, c'est plutôt une bonne idée. En tous cas, ça ne coûte rien d'essayer, dis-je.

— Des boîtes vides, ce n'est pas ce qu'il manque à l'intendance. Il y en a au moins le quadruple. De quoi faire plusieurs guirlandes pour les faire tinter entre elles, explique Yves.

— Va chercher Vincent, on va les confectionner en attendant de reprendre notre place dans le gourbi, dis-je.

— Oui chef !

***

Le lendemain, au petit matin

Il est 2 heures du matin quand les boîtes de conserve s'entrechoquent, nous mettant brusquement en alerte. Emmitouflé dans ma couverture, je me relève, désorienté par ce réveil brusque. Une volée de balles est lancée depuis la mitraillette au-dessus de ma tête. C'est Vincent qui tire, suivant la procédure, recouvrant les aboiements de la chienne qui finit par se taire face au vacarme généré par les armes.

— Rien à signaler de notre côté, dit un soldat depuis le gourbi de droite.

— Rien non plus ici, dit un autre.

Je me rallonge, après que Vincent ait répondu à son tour, me demandant si ces boites de conserve étaient une si bonne idée après tout. Ont-elle résonné pour rien ?

A peine ai-je le temps de m'assoupir de nouveau qu'une deuxième salve de tirs déchire le silence de la nuit. Je gémis, harassé par la manque de sommeil et la torture que constituent ces réveils à répétition.

— Fausse alerte, c'était la chienne je crois, crie la voix de Pierre que je reconnaîtrais entre mille.

— Je connais un chien qui ne va pas faire de vieux os, marmonne Yves en se retournant rageusement sur la couche de paille que nous partageons.

Je ne suis pas loin de partager son avis.

Les alertes se succèdent, ne nous permettant de dormir que par intervalles d'une heure, jusqu'à l'aube. Le trio de relève vient prendre nos places que nous leur cédons avec plaisir, trop heureux d'aller rejoindre les autres pour nous étendre près du feu. L'avantage de la proximité des forêts de pin, c'est que l'on ne manque pas de combustibles.

Pierre finit par nous rejoindre une bonne demi-heure après les autres, la mine fermée et des valises sous les yeux, comme nous tous.

— Hé Pierrot, elle est où ta chienne ? dis-je en guise de salut.

— J'ai dû l'abattre, elle causait trop de problèmes en allant se balader devant les gourbis en pleine nuit.

Je ne peux m'empêcher d'être soulagé. Son entreprise était vouée à l'échec, bien que je comprenne les motivations qui l'y ont conduit. Après tout, le chien n'est-il pas le meilleur compagnon de l'homme ? Nous souffrons tous de l'isolement ici, loin de nos familles et de nos foyers. Nous avons beau être devenus des amis, de très bons amis même, il n'en reste pas moins que le manque affectif se fait sentir, certains jours plus durement que d'autres.

Marraine de guerreOù les histoires vivent. Découvrez maintenant