La matinée est déjà bien avancée, confirmant le maintien de ce déluge jusqu'au soir, sans même une accalmie pour nous réchauffer. En poste dans mon gourbi, j'essuie à l'aide de mon avant-bras l'eau qui goutte de mes cheveux ruisselants, d'un geste trahissant mon énervement et ma fatigue. La bâche goudronnée trouée ne parvient pas à retenir les litres de pluie qui s'abattent sur nos têtes depuis l'aurore, berçant nos oreilles d'un martèlement irrégulier des plus agaçants. Je suis trempé jusqu'aux os et pense moins à ma mission de surveillance qu'au feu qui m'attend dans une heure à la fin de ma garde. Lissant d'une main mes cheveux vers l'arrière pour les essorer un peu, je laisse mes doigts s'attarder sur mon cuir chevelu que je gratte abondamment. C'est bien la dixième fois que je m'écorche ainsi la peau depuis mon levé, ce qui ne me laisse que peu de doute sur la nature de cette démangeaison; j'ai très probablement attrapé des poux. Je soupire de lassitude. J'avais bien besoin de ça...
Un appel vient soudain me remettre en état d'alerte.
— Oh Hé ! Pas tirer, pas tirer ! vocifère une voix sur la droite en roulant les "r".
— Qui va là ? somme l'un de mes camarades soldats depuis un autre gourbi.
— Polish, Polish ! Pas tirer ! conjure l'intrus.
— Avancez, les mains bien en vue, ordonne mon compatriote.
La mitrailleuse en joue, tout comme les deux soldats à mes côtés, je parcours le paysage résineux qui me fait face pour tenter de repérer, sous le rideau de pluie, la source de la menace, jusqu'à repérer enfin non pas un mais deux hommes en tenue militaire qui s'avancent les mains en l'air. Ils sont lourdement armés, en témoignent les deux fusils qu'ils portent chacun en bandoulière. Un détail curieux qui m'interpelle; pourquoi auraient-ils deux armes ? Les Boches ont-ils tant de matériel qu'ils arment leurs soldats en double ?
— Stop ! Maintenant à genoux ! commande le gars du gourbi voisin.
Ce dernier ordre ne semble pas produire l'effet désiré; les deux intrus se sont bien arrêtés et restent immobiles, toujours les mains levées, ils ne se mettent pas à terre. Ils sont encore trop loin pour que je puisse distinguer leurs visages mais j'ai l'intuition qu'ils n'ont pas de motivation belliqueuse. Rien dans leur attitude ne permet de penser qu'ils vont nous attaquer. Et s'ils ne comprenaient tout simplement pas ce qui vient de leur être ordonné ? Je n'ai pas toujours été un élève des plus appliqué en langue étrangère mais j'ai tout de même de bonnes bases; suffisamment pour traduire la consigne en anglais.
— Kneel, now!* hurle-je de manière à ce que ma voix leur parvienne de manière suffisamment claire malgré la pluie battante.
Les deux étrangers, puisqu'il est désormais clair qu'ils ne sont pas Français, obtempèrent prestement, posant un genoux puis l'autre au sol, sans précipitation pour nous permettre de suivre leur mouvement.
— Drop your weapons*, ajoute-je sur le même ton.
Ils s'empressent de jeter leurs fusils hors de portée devant eux, suivi de près par des couteaux et même des grenades. Nous sommes heureusement trop loin pour qu'un tir de grenade nous atteigne mais je frémis quand même à l'idée des dégâts que pourrait occasionner une explosion dans un gourbi si un tel projectile venait à y être jeté. Ce serait une véritable boucherie...
— Vous me couvrez ? Je vais les désarmer avec Cassan, annonce le soldat le plus proche de leur position.
— On les a en joue, vous pouvez y aller, réponds-je avec assurance, désireux de les mettre en confiance avant la manoeuvre risquée qu'ils entreprennent. Mes derniers résultats au tir sont très satisfaisants et je suis sûr d'atteindre ma cible si jamais tirer devenait nécessaire.
— Yves, Vincent, vous couvrez le fond de la forêt, on n'est pas à l'abris d'un piège, dis-je du ton préremptoire que me permet mon statut de sous-officier.
— Oui chef, me répondent-t-ils, déjà concentrés sur sa tâche.
Mon intuition était bonne car ils se laissent faire sans résister malgré la brusquerie de mes camarades. Ces deux étrangers avaient bien, dès le départ, l'idée de se rendre volontairement. Ce n'était pas un piège. En une poignée de minutes, ils sont neutralisés et ramenés derrière les lignes, les poignets dûment attachés dans le dos. Le-dit Cassan ramène avec lui le véritable arsenal que semblaient transporter les prisonniers qui vont être interrogés par le Capitaine.
***
Une fois relevé de ma garde, plutôt que d'aller me changer pour une tenue sèche qui m'aurait réchauffé après ces heures sous le déluge, je m'empresse d'aller retrouver les autres pour en savoir plus sur nos captifs. J'y retrouve un groupe d'hommes parmi lesquels Pierre et Cassan, en train de discuter avec animation.
— Alors, ils ont parlé les deux boches ? les interromps-je sans préambule dans ma hâte à connaître le fin mot de l'histoire.
— Bavards comme des pies les Polonais, confirme Cassan un sourire narquois aux lèvres.
— Enfin, il a fallu trouver un interprête. Vu qu'on avait personne qui parlait Polonais, on a fait venir celui d'entre nous qui parlait le mieux Allemand, ça a fait l'affaire, m'apprend un autre camarade.
— Ils ont profité d'une sortie pour abattre leur chef de patrouille avec un autre Boche afin de se rendre. Ils racontent qu'ils ont été enrôlés de force et qu'ils nous soutiennent, révèle Cassan.
— C'est pour ça qu'ils avaient autant d'armes, ils avaient récupéré celles de leurs victimes. Et on a envie de les croire ? demande-je sceptique, méfiant envers des hommes qui ont trahi leur propre camp.
— Avec toutes les informations qu'ils sont en train de nous donner sur les positions boches, l'état de leur réserve et j'en passe, j'aurais tendance à dire que oui. On verra ce que le capitaine dira mais certains renseignements seront faciles à vérifier, me répond Cassan qui a semble-t-il assisté au début de l'interrogatoire.
— Tu connais la meilleure ? me demande Pierre.
— Non, raconte, le presse-je.
— C'étaient bien les Allemands, et pas ma chienne, qui faisaient sonner les boîtes de conserve devant nos lignes ! Ces raclures avaient attachés un fil sur la guirlande qu'on avait faite et tiraient dessus pendant la nuit pour nous empoisonner la vie, me dit Pierre outré et encore peiné d'avoir abattu l'animal.
— Les salauds, ils ont du bien rire à nos dépends ! peste-je dégouté par ce stratagème si simple mais si efficace qui a fini par nous obliger à démonter ce système d'alerte.
Nous sommes interrompus par un avion allié qui vole très bas, bientôt suivi par un second, suivi par un énorme vacarme qui fait trembler la boue collant à nos pieds. Ce pilonnage arrive à point nommé pour calmer la rancune qui m'habite, ils ne l'ont pas volé celui-là ! Je sais par habitude qu'un bombardement de ce type dure environ trente minutes. Puisque les impacts réguliers empêchent désormais toute discussion intelligible, je me résous à aller me changer avant de mettre à profit ce temps pour nettoyer ma Hotchkiss souillée de sable.
Je la démonte rageusement et nettoie chaque pièce en prenant mon temps, trouvant progressivement un certain apaisement dans la répétition de ces gestes mécaniques.
*"Kneel, now!" signifie "A genoux, maintenant" en Anglais.
*"Drop your weapons!" signifie "Lâchez vos armes" en Anglais
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Marraine de guerre
RomanceAu cours de la seconde guerre mondiale, un jeune homme prend le maquis et entre dans la résistance. Il s'appelle Adrien. Comme nombre de soldats, il noue une relation épistolaire avec une jeune femme inconnue, sa marraine de guerre. De ces lettres n...