Un cahot me réveille. Je masse ma nuque douloureuse d'avoir été pliée en avant si longtemps. Il n'y a rien de pire que de s'assoupir dans un train. J'en profite pour regarder défiler le paysage. J'ai le cœur serré d'avoir laissé derrière moi Vendays, Soulac et tous ces villages imprégnés de souvenirs.
— Un défilé comme ça, on ne le vit qu'une seule fois. La foule, les acclamations, les lancers de fleurs... dis-je.
— Sûr ! Je ne savais plus où donner de la tête tellement les filles étaient belles, répond Pierre, avachi sur le siège voisin du mien.
— Je te parle d'un grand moment d'Histoire, et toi tu me parle du beau sexe.
— J'y peux rien si les Bordelaises sont belles à mourir.
— C'est la seule chose dont tu te souviendras ? Même pas du général De Larminat, ni du Colonel Carnot ? Tu me désespères...
— Ça me fait une belle jambe de voir les têtes pensantes de l'opération. Qui est-ce-qui a combattu dans le Médoc avec trois fois rien ? C'est nous, pas eux. On aurait pu crever que ça leur aurait rien fait.
Difficile de lui donner tort. Je comprends son amertume. Nous avons à peine eu droit à un regard du Général de Gaulle lorsqu'il a passé en revue les troupes au lendemain de la libération de la Pointe de Grave. Seuls les colonels ont eu droit à des médailles. Nous sommes un peu les grands oubliés de la libération. Mais je m'en moque, nous avons vécu des moments inoubliables et je ne laisserai pas Pierre me gâcher mon plaisir.
— Tu as entendu le général De Gaulle ? On va être intégré à l'armée régulière, dis-je.
— Toi et moi, c'est l'école d'officier qu'on veut. On va pas rester troufions toute notre vie.
— T'en fais pas. On perdra peut-être une année, mais on obtiendra la dérogation à laquelle on a droit. On ne va quand même pas nous la refuser au motif qu'on s'est engagé avec les FFI pour libérer la France.
— J'espère que tu as raison.
— Je suis sûr que oui. En attendant, réjouis-toi de rencontrer bientôt les Bretonnes.
— J'espère qu'elles valent les 48 heures de train qu'on a dans les pattes. Je suis vanné !
***
Le carillon de la paroisse de Malansac annonce la fin de la messe durant laquelle le curé s'est fait un plaisir de nous sonner les cloches. Le bal organisé par nos soins la veille semble ne pas avoir été à son goût. M'est avis que celui-là doit regretter l'interdiction des bals en vigueur sous Pétain. L'heure est à la liesse ! Pas aux prêches moralisatrices crachées par un vieil homme aussi austère que sa soutane. Les petites fentes qui lui servent d'yeux n'ont cessé de parcourir l'assemblée de paroissiens comme pour mettre au défi quiconque de remettre en question sa sainte parole. Et sans que personne ne bronche. Peut-être la Bretagne est-elle une région plus pieuse que le Lot ou la Gironde ? Ça expliquerait l'affluence des paroissiens ce matin, et peut-être aussi la timidité des jeunes filles croisées hier soir. Bien que toutes n'aient pas été sur la réserve puisque deux d'entre elles discutent en ce moment-même avec Pierre et Fabre. Je les rejoins devant la fontaine sur laquelle les demoiselles ont trouvé à s'asseoir. J'écoute d'une oreille distraite le badinage des mes deux amis, sans y prendre part. Les demoiselles sont charmantes mais leurs conversations manquent de reliefs. Je ne peux pas m'empêcher de les comparer aux échanges épistolaires que j'entretiens avec Madeleine, et force est de constater qu'elles ne lui arrivent pas à la cheville. Rien ne dit qu'une discussion à l'orale serait aussi stimulante que les joutes écrites auxquelles nous nous livrons, mais je préfère croire que ce serait le cas. Peut-être aurais-je l'occasion de la rencontrer un jour pour vérifier mon intuition ? Au rythme de nos déplacements, c'est plus que probable. Si je fais partie de la prochaine vague de permissions comme je l'espère, mon périple devrait me conduire à faire escale à Paris. L'idée d'y faire une courte halte pour voir Madeleine est séduisante. Quoiqu'un peu inconvenante. Et sans doute prématurée.
Il me faudrait déjà combler le silence dans lequel j'ai plongé notre correspondance avec le tumulte des derniers combats. Eu égard au temps qu'elle m'accorde en m'écrivant, la moindre des choses est de l'assurer de ma situation.
Tout en prenant congés de notre aimable compagnie, je rentre au poste de commandement pour rédiger ma lettre, en prenant soin de passer sous silence la réalité crue des combats auxquels j'ai pris part.
Le 19 Mai 1945
Chère marraine,
Si je ne vous ai pas écrit plus tôt, c'est que ces temps-ci, nous avons effectué de nombreux déplacements. Après la victoire sur les Boches nazis, longtemps espérée, et désormais acquise, nous avons quitté le Médoc libéré pour la Bretagne. Nous sommes maintenant dans un petit village du Morbihan, au bord de la mer. La population est essentiellement composée de pêcheurs. Jeudi dernier, j'ai suivi un de ces pêcheurs en mer, à bord d'un chalutier. Après toute une journée sur l'eau, mon estomac a été soumis à une rude épreuve. Malgré cela, j'étais très enchanté de ma randonnée.
C'est tout de même une curieuse région que la Bretagne. Les gens ne sont pas aussi expansifs que par chez nous; de plus dans chaque village, le curé règne en suzerain et je dirais même en tyran sur ses ouailles ! Samedi dernier, veille de Pentecôte, nous avons eu la malencontreuse idée de vouloir organiser un bal. Le lendemain, au cours de la messe, en chaire, le curé a dénoncé publiquement cette petite manifestation de la veille comme un véritable scandale.
Jusqu'ici nous n'avons pas encore eu l'occasion de fêter la victoire. Je compte partir en permission sans tarder, aussi vais-je en profiter au maximum ! Je commence à m'ennuyer singulièrement dans ce petit bled, de temps en temps, nous allons déguster une friture de poissons à l'auberge devant une bolée de cidre...
En ce moment, vous devez être en train de préparer activement votre examen. C'est le moment où jamais de mettre en application la célèbre devise des étudiants, traduite en langage comique : "M,S et KOH".
Votre filleule,
Adrien
P.S. : En prévision de ma permission prochaine, vous pourrez m'écrire à la gendarmerie de Cahors où résident mes parents.
Voilà qui devrait la dérider si d'aventure elle s'est fait du souci pour moi. J'ai pris le temps de lui décrire un peu l'arrière pays breton en repensant à ce qu'Abel m'avait confié à propos des racines bretonnes de sa famille. Nulle doute que cette poignée d'anecdotes saura lui rappeler quelques bons souvenirs qui sauront la sortir, l'espace de quelques minutes, des affres des révisions auxquelles elle doit se consacrer à l'heure où j'écris.
Alors que je cachete mon enveloppe, Abel me hèle :
— Eh Adrien, on a une bonne nouvelle : tous ceux qui n'avaient pas été désignés pour une permission partent demain !
— Mais on nous a annoncé ce matin que seuls Combes, Attia, Boutin et Michot avaient le droit de partir... j'y comprends plus rien.
— Je sais. Mais Papillon a défendu notre cause, il trouvait ça injuste. On lui doit une fière chandelle, on part tous les trois avec Pierre.
— On a le droit à combien de jours ?
— 10 tout ronds. Trajet inclus.
C'est un peu idiot de nous avoir envoyé à l'autre bout de la France pour nous permettre finalement de retourner chez nous. On va perdre un temps considérable dans le train... Loin de moi l'idée de me plaindre cela dit. Le Lot me manque. Ma famille me manque. Cette permission est la bienvenue. A croire que le courrier que je viens de rédiger était prémonitoire. Je me hâte d'en griffonner un second à destination de mes parents pour les informer de ma visite à venir, avant de commencer à réunir mon paquetage, la tête déjà tournée vers la perspective de liberté. La vraie.
VOUS LISEZ
Marraine de guerre
DragosteAu cours de la seconde guerre mondiale, un jeune homme prend le maquis et entre dans la résistance. Il s'appelle Adrien. Comme nombre de soldats, il noue une relation épistolaire avec une jeune femme inconnue, sa marraine de guerre. De ces lettres n...