Première lettre

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Après trois mois d'entraînement intensif à la caserne Niel, me voici enfin sur le front arborant avec fierté une croix de St André sur fond tricolore à mon bras. Nous n'avons pas encore d'uniforme digne de ce nom mais grâce à ce brassard, nous sommes au moins reconnus officiellement comme des soldats de la F.F.I. et tombons à ce titre sous la juridiction de la Haye. Si jamais nous venons à être faits prisonniers, ce signe distinctif devrait en théorie nous éviter de nous faire fusiller séance tenante. Le mieux étant encore d'éviter de se faire prendre, ce qui je l'espère, n'arrivera ni à moi ni à mes camarades Pierre et Abel qui combattent à mes côtés. Nous sommes pour l'heure cantonnés à l'arrière du front en attendant de faire partie d'une des relèves au front. Nous occupons notre temps à quelques manœuvres d'entraînement, trop rares à mon goût, les corvées de pluche en cuisine et les lessives des rares vêtements que nous possédons.

— Qu'est ce qu'on s'ennuie, souffle Pierre.

— J'en suis venue à espérer la venue de l'aumônier pour casser la monotonie, fais-je laconique.

Nous sommes brusquement interrompus par un bruit d'explosion au loin.

— Encore un bombardement sur les Boches. Si seulement ils étaient efficaces, voilà un moment qu'on serait débarrassé de cette racaille, raille Abel qui n'a même pas pris la peine de lever les yeux pour voir de quoi il retournait.

— Il parait qu'ils sont confortablement installés, bien à l'abri dans leur blockhaus, à attendre tranquillement qu'on saute sur l'un de leurs dispositifs de défense, j'ajoute avec un reniflement de mépris.

— Ah ça, pour creuser des fossés anti-char dans nos campagnes et truffer nos forêts et nos dunes de mines, ils sont forts, on ne peut pas le leur enlever, répond Abel le nez sur la feuille qu'il s'applique à couvrir d'une écriture soignée.

— J'ai besoin d'action moi, je ne me suis pas engagé pour rester assis, se lamente Pierre.

— Sois patient, la relève est annoncée pour bientôt d'après ce que j'ai entendu ce matin, l'informe Abel.

— Facile à dire pour toi, tout le monde n'a pas une certaine Marguerite à qui écrire pour tromper son ennui, le taquine Pierre.

— Il ne tient qu'à vous de vous trouver une marraine de guerre les gars ! Il y a plein de Françaises qui n'attendent rien de mieux que de recevoir une lettre d'un combattant, fait remarquer Abel, très sûr de lui.

— C'est facile pour toi, Marguerite est ta voisine. Moi je ne connais aucune jeune femme qui serais susceptible de correspondre avec moi, se plaint Pierre, dépité.

— Je t'aurais bien proposé la sœur de Marguerite mais Adrien a fini par se décider à lui écrire une lettre. N'est-ce-pas mon vieux, me taquine-t-il.

Il est vrai que j'ai pas mal cogité sur la question, par pudeur et par timidité aussi. Je me demandais ce que j'allais bien pouvoir raconter à une jeune fille que je ne connais pas, surtout dans une première lettre.

— Oui, j'ai fini de rédiger ma lettre hier, dis-je avec hésitation, évitant soigneusement le regard de mes deux frères d'armes. Elle devrait partir au courrier de cet après-midi.

— Je peux la lire avant qu'elle soit expédiée ? demande Abel.

— Moi-aussi, j'ai besoin d'un exemple pour savoir comment m'y prendre quand je trouverais quelqu'un à qui envoyer des lettres ! renchérit Pierre.

Voilà, c'était précisément ce que je souhaitais éviter; que mon courrier tombe entre les mains de mes camarades dont je suis sûr de supporter les quolibets par la suite. Je tente d'éviter la catastrophe prévisible que déclencherait la lecture de cette lettre.

— Je n'ai rien écrit d'intéressant vous savez. Je ne fais que me présenter et décrire un peu notre quotidien. Vraiment, vous allez perdre votre temps, dis-je.

— Allez, ne fais pas ton timide. Tu peux bien partager ta prose avec tes copains non ? prêche Abel.

Leurs sourires en coin et leurs regards avides ne me disent rien qui vaille. Je sais repérer une défaite quand j'en croise une. C'est une bataille perdue d'avance que je ne veux pas prendre la peine de mener. Je cède donc, mais préfère lire ma correspondance plutôt que de la leur confier. Je doute de leur capacité à me la rendre intacte et je ne voudrais pas que le papier blanc se retrouve taché par leur gros doigts.

— D'accord, mais c'est moi qui vous la lis alors. Et pas de moquerie, d'accord ?

— Promis, me répondent-ils en chœur avec un air angélique très peu convaincant.

"Mademoiselle,

Ayant appris par Abel que vous désiriez être marraine de guerre, je prends la liberté de vous écrire afin de me proposer comme filleul.

C'est pour le plaisir de correspondre avec une jeune fille que je désire avoir une marraine. Le temps employé à l'écriture d'une lettre que l'on envoie et celui passé à la lecture d'une lettre que l'on reçoit, sont autant de bons moments dans la vie monotone d'un soldat.

Puisqu'il est d'usage de se présenter afin de faire connaissance, je vais en passer par cette formalité.

Âgé de 20 ans et demi, je suis Quercynois d'origine ; mes parents habitent Cahors. Ayant débuté à l'âge de 13 ans, dans les écoles militaires, je suis militaire dans l'âme. Bâchelier, mon idée était de me présenter au concours de St Cyr l'an passé ; les événements ont entravé mes projets. Engagé dans les Forces Françaises de l'Intérieur, je suis dans le Médoc depuis le mois de Novembre 1944. Maintenant que nous avons réduit l'îlot de résistance localisé dans la Pointe de Grave, il est probable que nous allons changer de région.

C'est avec plaisir que je quitterai ce pays où nous nous sommes morfondus depuis bientôt six mois, dans des conditions matérielles plus que médiocres. J'aimerais dire que notre allure reflète notre détermination mais nous sommes moins fringants que nous le souhaiterions. Il faut nous imaginer pour certains chaussés d'espadrilles pour mener le combat et vêtus d'habits inadaptés au froid et à l'humidité girondine. Malgré les engelures, les blessés, nous sommes animés par la perspective d'une victoire prochaine qui verra la libération de la Gironde.

J'espère que bientôt, ce sera la grande victoire, celle qui verra l'écrasement total du boche nazi.

En attendant de recevoir une réponse, recevez Mademoiselle, l'assurance de tout mon respect.


Adrien"

Je termine ma lecture, passablement gêné d'avoir ainsi exposé quelque chose d'aussi intime. Je n'ose pas lever les yeux vers mes amis, craignant leur réaction.

— Tu écris sacrément bien mon ami. Je suis persuadé qu'elle acceptera, me rassure Abel avec bienveillance, ayant probablement perçu ma nervosité.

— Je suis d'accord ! Et comment s'appelle la destinataire ? demande Pierre.

— Madeleine, me devance Abel. Mais tout le monde l'appelle Mado chez nous.

J'espère que ma lettre saura la convaincre de me répondre et que dans un futur proche, je pourrais moi aussi me targuer d'avoir une marraine de guerre. Et qui sait, peut-être aurais-je moi aussi le privilège de l'appeler par son diminutif.

Marraine de guerreOù les histoires vivent. Découvrez maintenant